Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome43.djvu/151

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peare a fait naître et a gâté ; mais ce Gilles Shakespeare, avec toute sa barbarie et son ridicule, a, comme Lope de Vega, des traits si naïfs et si vrais, et un fracas d’action si imposant, que tous les raisonnements de Pierre Corneille sont à la glace en comparaison du tragique de ce Gilles. On court encore à ses pièces, et on s’y plaît en les trouvant absurdes.

Les Anglais ont un autre avantage sur nous, c’est de se passer de la rime. Le mérite de nos grands poëtes est souvent dans la difficulté de la rime surmontée, et le mérite des poètes anglais est souvent dans l’expression de la nature. Le vôtre, monsieur, est principalement dans les pensées fortes, exprimées avec vigueur ; je vois dans tous vos ouvrages la main du philosophe.

Vous savez qu’il n’y a pas un mot de vrai dans l’histoire de Sigismunda et de Guiscardo ; mais je vous sais bon gré d’avoir donné des louanges à ce Mainfroi, dont les papes ont dit tant de mal, et à qui ils en ont tant fait. Un temps viendra, sans doute, où nous mettrons les papes sur le théâtre, comme les Grecs y mettaient les Atrée et les Thyeste, qu’ils voulaient rendre odieux. Un temps viendra où la Saint-Barthélémy sera un sujet de tragédie[1], et où l’on verra le comte Raymond de Toulouse braver l’insolence hypocrite du comte de Montfort. L’horreur pour le fanatisme s’introduit dans tous les esprits éclairés. Si quelqu’un est capable d’encourager la nation à penser sagement et fortement, c’est vous sans doute. Je ne suis plus bon à rien ; je suis comme ce Danois qui, étant las de tuer à la bataille d’Hochstedt, disait à un Anglais : « Brave Anglais, va-t’en tuer le reste, car je n’en peux plus. »

Adieu, mon cher philosophe. Vous ne me parlez plus de votre ménage ; je me flatte qu’il est toujours heureux ; conservez un peu d’amitié à votre véritable ami.


5577. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
29 février.

Voici ce que je dis d’abord à mes anges sur leur lettre du 23 de février : je les remercie du fond de mon cœur de toutes

  1. D’Arnaud Baculard avait, en 1740, fait imprimer une tragédie intitulée Coligny ou la Saint-Barthélemy (voyez tome XXXV, page 423, mais cette pièce ne fut pas représentée. C’est le 4 novembre 1789 qu’a été joué, sur le Théâtre-Français, Charles IX ou l’École des Rois, tragédie en cinq actes et en vers de M.-J. Chénier. (B.)