Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome43.djvu/177

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

terie. J’ai reçu de lui une lettre remplie des plus tendres remerciements. S’il n’est pas le plus dissimulé de tous les hommes, il est le plus satisfait. C’est un grand courtisan, je l’avoue ; mais ne serait-ce pas prodiguer la politique que de me remercier si cordialement d’une chose dont il serait fâché ? Pour moi, je m’en tiens, comme lui, au pied de la lettre, et je lui suppose la même naïveté que j’ai eue quand je vous ai écrit cette malheureuse lettre que des corsaires ont publiée.

Sérieusement, je serais très-fâché qu’un de mes confrères (et surtout un homme qui parle à la reine) fût mécontent de moi : cela me ruinerait à la cour, et me ferait manquer les places importantes auxquelles je pourrai parvenir avec le temps : car enfin je n’ai que dix ans de moins que Moncrif, et l’exemple du cardinal de Fleury, qui commença sa fortune à soixante-quatorze ans, me donne les plus grandes espérances.

Vous ferez fort bien, madame, de ne plus confier vos secrets à ceux qui les font imprimer, et qui violent ainsi le droit des gens. Je savais votre histoire du lion : elle est fort singulière, mais elle ne vaut pas l’histoire du lion d’Androclès[1]. D’ailleurs mon goût pour les contes est absolument tombé : c’était une fantaisie que les longues soirées d’hiver m’avaient inspirée. Je pense différemment à l’équinoxe : l’esprit souffle où il veut, comme dit l’autre[2].

Je me suis toujours aperçu qu’on n’est le maître de rien : jamais on ne s’est donné un goût ; cela ne dépend pas plus de nous que notre taille et notre visage. N’avez-vous jamais bien fait réflexion que nous sommes de pures machines ? J’ai senti cette vérité par une expérience continue : sentiments, passions, goûts, talents, manières de penser, de parler, de marclher, tout nous vient je ne sais comment. Tout est comme les idées que nous avons dans un rêve ; elles nous viennent sans que nous nous en mêlions. Méditez cela : car nous autres, qui avons la vue basse, nous sommes plus faits pour la méditation que les autres hommes, qui sont distraits par les objets.

Vous devriez dicter ce que vous pensez quand vous êtes seule, et me l’envoyer ; je suis persuadé que j’y trouverais plus de vraie philosophie que dans tous les systèmes dont on nous berce. Ce

  1. L’histoire d’Aindroclès a été mise on vers par L. Racine, et faisait partie de la première de ses Épitres sur l’âme des bêtes. Mais ce passage a été depuis retranché : on le trouve dans le tome VI de la Continuation des Mémoires de littérature et d’histoire, par le Père Desmolels.
  2. Jean, chap. iii, verset 8.