Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome43.djvu/274

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que ceux de Rotrou ; il y a du raisonner, mais en vérité il y a bien rarement de la pitié et de la terreur, qui sont l’âme de la vraie tragédie. Enfin quelle foule de mauvais vers, d’expressions ridicules et basses, de pensées alambiquées et retournées, comme vous dites, en trois ou quatre façons également mauvaises ! Corneille a des éclairs dans une nuit profonde ; et ces éclairs furent un beau jour pour une nation composée alors de petits-maîtres grossiers, et de pédants plus grossiers encore, qui voulaient sortir de la barbarie.

Je n’ai commencé ce fatras que pour marier Mlle Corneille : c’est peut-être la seule occasion où les préjugés aient été bons à quelque chose. Je ne me passionne point pour Racine. Que m’importe sa personne ? je n’ai vécu ni avec lui ni avec Corneille. Je ne vais point chercher de quelle mine sort un diamant que j’achète ; je regarde à son poids, à sa grosseur, à son brillant, à ses taches. Enfin je ne puis ni sentir qu’avec mon goût, ni juger qu’avec mon jugement.

Racine m’enchante, et Corneille m’ennuie. Je vous avouerai même que je n’ai jamais lu ni ne lirai jamais une douzaine de ses pièces, que, grâce au ciel, je n’ai point commentées. Ah ! madame, quand vous voudrez avoir du plaisir, faites-vous relire Racine par quelqu’un qui soit digne de le lire ; mais, pour le bien goûter, rappelez-vous vos belles années, car Montaigne a dit : « Crois-tu qu’un malade rechigné goûte beaucoup les chansons d’Anacréon et de Sapho[1] ? »

Je vous ai trop parlé de vers ; une autre fois je vous parlerai philosophie. Mille tendres respects.


5701. — À M. FYOT DE LA MARCHE[2].
À Ferney, 3 juillet 1765.

Il faut vous dire, mon cher et respectable magistrat, que deux jours avant de recevoir la lettre dont vous m’avez honoré, on vint m’avertir dans mon sale cabinet, vers les deux heures, qu’il y avait dans mon petit salon grand comme la main une douzaine d’Anglais et d’Anglaises qui venaient dîner. Je les reçus à l’anglaise, peu de façons, un peu de disputes sur Shakespeare, des propos vagues ; ensuite envisageant une dame de la compagnie

  1. « Pensez-vous que les vers de Catulle ou de Sapho rient à un vieillard avaricieux et rechigné ? » (Montaigne, livre II, chapitre xii.)
  2. Éditeur, Th. Foisset.