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CORRESPONDANCE.

L’Encyclopédie me paraît un peu vexée à Paris ; je crois que c’est une sage précaution du ministère, qui ne veut pas donner de prise à messieurs du clergé. Il y a dans ce livre d’excellents articles qu’il serait bien triste de perdre. L’ouvrage est en général un coup de massue porté au fanatisme. L’ex-jésuite lui porte quelquefois des coups de stylet ; il faut attaquer ce monstre de tous les côtés et avec toutes les armes. Ne craignons point de répéter ce au’il est nécessaire de savoir ; il y a des choses qu’il faut river, dans la tête des hommes, à coups redoublés. Je ne m’en mêle pas, comme vous le croyez bien ; mais j’apprends avec une grande consolation que plusieurs avocats travaillent à ce procès ; vous n’en serez pas fâché, vous qui êtes au rang des meilleurs juges.

Je me mets au bout de vos ailes avec mon culte ordinaire.


6340. — À M.  LE COMTE DE LA TOURAILLE.
À Ferney, 12 mai.

Je suis, monsieur, comme les vieux philosophes grecs, qui se consolaient dans leur vieillesse par l’idée d’être remplacés, et qui voyaient avec plaisir s’élever des jeunes gens qui devaient aller plus loin qu’eux. C’est une satisfaction que vous me faites goûter. Vous rendrez plus de service que personne à cette pauvre raison humaine, qui commence à faire des progrès. Elle a été obscurcie en France pendant des siècles. Elle fut agréable et frivole dans le beau siècle de Louis XIV, elle commence à être solide dans le nôtre. C’est peut-être aux dépens des talents ; mais, à tout prendre, je crois que nous avons gagné beaucoup. Nous n’avons aujourd’hui ni des Racine, ni des Molière, ni des La Fontaine, ni des Boileau, et je crois même que nous n’en aurons jamais ; mais j’aime mieux un siècle éclairé qu’un siècle ignorant qui a produit sept ou huit hommes de génie. Et remarquez que ces écrivains, qui étaient si grands dans leur genre, étaient des hommes très-petits en fait de philosophie. Racine et Boileau étaient des jansénistes ridicules, Pascal est mort fou, et La Fontaine est mort comme un sot[1]. Il y a bien loin du grand talent au bon esprit.

Je vous suis très-obligé de votre souvenir, et je me souviens toujours avec douleur que vous avez été à Dijon, qui est ma pro-

  1. Voyez tome XXX, page 331.