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ANNÉE 1766.

Pardonnez à la tristesse de ma lettre, vous, monsieur, qui pensez comme le prince de Brunswick. Conservez-moi une amitié que je mérite par mon tendre et respectueux attachement pour vous.


6413. — DE M. D’ALEMBERT.
16 juillet.

Avez-vous connu, mon cher maître, un certain M. Pasquier, conseiller de la cour, qui a de gros yeux, et qui est un grand bavard ? On a dit de lui que sa tête ressemblait à une tête de veau, dont la langue était bonne à griller. Jamais cela n’a été plus vrai qu’aujourd’hui, car c’est lui qui, par ses déclamations, a fait condamner à la mort des jeunes gens qu’il ne fallait mettre qu’à Saint-Lazare. C’est lui qui a péroré, dit-on, contre les livres des philosophes, qu’il a pourtant dans sa bibliothèque, et qu’il lit même avec plaisir, comme le lui a reproché une femme de ma connaissance : car il n’est point du tout dévot, et c’est lui qui, du temps de M. de Machault[1], fit contre le clergé une assez plate levée de boucliers dans une assemblée de chambres. Quoi qu’il en soit, je ne sais ce que les jeunes écervelés condamnés par nosseigneurs ont dit à leur interrogatoire ; mais je sais bien qu’ils n’ont trouvé dans aucun livre de philosophie les extravagances qu’ils ont faites, extravagances, au reste, qui ne méritaient qu’une correction d’écoliers : car le plus âgé n’a pas vingt-deux ans, et le plus jeune n’en a que seize. On vous aura sans doute envoyé le bel arrêt qui les condamne, arrêt digne du siècle du roi Robert. Vous verrez la belle kyrielle des crimes qu’on leur reproche, et qui ne sont que des sottises de jeunes gens libertins et échauffés par la débauche. En vérité il est abominable de mettre à si bon marché la vie des hommes. Il y a ici un religieux italien[2], homme d’esprit et de mérite, qui ne revient point de cette atrocité, et qui dit qu’à l’Inquisition de Rome ces jeunes fous auraient tout au plus été condamnés à un an de prison. Au reste, le seul de ces jeunes gens qui ait été exécuté (car les autres sont en fuite) est mort avec un courage, ou, ce qui est encore mieux, un sang-froid digne d’une meilleure tête. Il a demandé du café, en disant qu’il n’y avait pas à craindre que cela l’empêchât de dormir. Le bourreau a voulu se joindre au confesseur pour l’exhorter, il a prié le bourreau de se borner à son ministère : il lui a seulement recommandé de ne le point faire souffrir, et de lui bien placer la tête ; et ses derniers mots, étant à genoux et les yeux bandés, ont été : Suis-je bien comme cela ? Vous savez qu’on a brûlé, conjointement avec lui, le Dictionnaire philosophique, où il n’a assurément rien trouvé de toutes les platitudes dont on l’accuse, d’avoir passé devant une procession sans ôter son chapeau, d’avoir dit des grossièretés sur des burettes, d’avoir donné des coups de canne à un crucifix de bois, et autres sottises semblables. Je ne veux plus parler de tout cet auto-

  1. Voyez tome XV, page 377.
  2. Le nonce du pape ; voyez tome XXV, page 514.