Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome45.djvu/174

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exigent une éducation honnête, et celles qui ne demandent que le travail des bras et une fatigue de tous les jours. Cette dernière classe est la plus nombreuse. Celle-là, pour tout délassement et pour tout plaisir, n’ira jamais qu’à la grand’messe et au cabaret, parce qu’on y chante, et qu’elle y chante elle-même ; mais, pour les artisans plus relevés, qui sont forcés par leurs professions mêmes à réfléchir beaucoup, à perfectionner leur goût, à étendre leurs lumières, ceux-là commencent à lire dans toute l’Europe. Vous ne connaissez guère, à Paris, les Suisses que par ceux qui sont aux portes des grands seigneurs, ou par ceux à qui Molière fait parler un patois inintelligible, dans quelques farces[1] ; mais les Parisiens seraient étonnés s’ils voyaient dans plusieurs villes de Suisse, et surtout dans Genève, presque tous ceux qui sont employés aux manufactures passer à lire le temps qui ne peut être consacré au travail. Non, monsieur, tout n’est point perdu quand on met le peuple en état de s’apercevoir qu’il a un esprit. Tout est perdu au contraire quand on le traite comme une troupe de taureaux, car, tôt ou tard, ils vous frappent de leurs cornes. Croyez-vous que le peuple ait lu et raisonné dans les guerres civiles de la rose rouge et de la rose blanche en Angleterre, dans celle qui fit périr Charles Ier sur un échafaud, dans les horreurs des Armagnacs et des Bourguignons, dans celles mêmes de la Ligue ? Le peuple, ignorant et féroce, était mené par quelques docteurs fanatiques qui criaient : Tuez tout, au nom de Dieu. Je défierais aujourd’hui Cromwell de bouleverser l’Angleterre par son galimatias d’énergumène ; Jean de Leyde, de se faire roi de Munster ; et le cardinal de Retz, de faire des barricades à Paris. Enfin, monsieur, ce n’est pas à vous d’empêcher les hommes de lire, vous y perdriez trop, etc.

6794. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 16 mars.

Votre lettre du 2 de mars, monseigneur, m’étonne et m’afflige infiniment. Mon attachement pour vous, mon respect pour votre maison, et toutes les bienséances réunies, ne me permirent pas de vous envoyer une pièce de théâtre le jour que j’apprenais la mort de Mme la duchesse de Fronsac. Je vous écrivis[2], et je vous

  1. Dans les Fourberies de Scapin et dans Monsieur de Pourceaugnac.
  2. C’est la lettre 6742.