Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome45.djvu/27

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prononcer ainsi en parlant ; mais ils y sont forcés lorsqu’ils chantent. Ce n’est pas non plus une prononciation vicieuse des acteurs et des actrices de l’Opéra ; au contraire, ils font ce qu’ils peuvent pour sauver la longue tenue de cette finale désagréable, et ne peuvent souvent en venir à bout. C’est un petit défaut attaché à notre langue, défaut bien compensé par le bel effet que font nos e muets dans la déclamation ordinaire.

Je persiste encore à vous dire qu’il n’y a aucune nation en Europe qui fasse sentir les e muets, excepté la nôtre. Les Italiens et les Espagnols n’en ont pas. Les Allemands et les Anglais en ont quelques-uns ; mais ils ne sont jamais sensibles ni dans la déclamation ni dans le chant.

Venons maintenant à l’usage de la rime, dont les Italiens et les Anglais se sont défaits dans la tragédie, et dont nous ne devons jamais secouer le joug. Je ne sais si c’est moi que vous accusez d’avoir dit que la rime est une invention des siècles barbares ; mais, si je ne l’ai pas dit, permettez-moi d’avoir la hardiesse de vous le dire.

Je tiens, en fait de langue, tous les peuples pour barbares, en comparaison des Grecs et de leurs disciples les Romains, qui seuls ont connu la vraie prosodie. Il faut surtout que la nature eût donné aux premiers Grecs des organes plus heureusement disposés que ceux des autres nations, pour former en peu de temps un langage tout composé de brèves et de longues, et qui, par un mélange harmonieux de consonnes et de voyelles, était une espèce de musique vocale. Vous ne me condamnerez pas, sans doute, quand je vous répéterai que le grec et le latin sont à toutes les autres langues du monde ce que le jeu d’échecs est au jeu de dames, et ce qu’une belle danse est à une démarche ordinaire.

Malgré cet aveu, je suis bien loin de vouloir proscrire la rime, comme feu M. de La Motte ; il faut tâcher de se bien servir du peu qu’on a, quand on ne peut atteindre à la richesse des autres. Taillons habilement la pierre, si le porphyre et le granit nous manquent. Conservons la rime ; mais permettez-moi toujours de croire que la rime est faite pour les oreilles, et non pas pour les yeux.

J’ai encore une autre représentation à vous faire. Ne serais-je point un de ces téméraires que vous accusez de vouloir changer l’orthographe ? J’avoue qu’étant très-dévoué à saint François, j’ai voulu le distinguer des Français ; j’avoue que j’écris Danois et Anglais : il m’a toujours semblé qu’on doit écrire comme on parle, pourvu qu’on ne choque pas trop l’usage, pourvu que l’on con-