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CORRESPONDANCE.

m’ont mandé qu’elle et Lekain avaient très-mal joué aux deux premières représentations : cela est très-vraisemblable ; la pièce est difficile à jouer, et le parterre n’encourageait pas les acteurs ; mais je suis persuadé qu’à la longue les acteurs et le public s’accoutumeront à ce nouveau genre. Il me semble que ce contraste des mœurs champêtres avec celles de la cour doit être bien reçu quand les cabales seront affaiblies. Une femme qui ne s’avoue point à elle-même la passion malheureuse dont elle est dévorée est encore quelque chose d’assez neuf au théâtre. Si j’ai encore un peu d’amour-propre d’auteur, vous devez me le pardonner ; c’est vous qui, depuis environ treize ans, m’avez fait rentrer dans le champ de bataille, dont je croyais être sorti pour jamais. Je ne suis plus qu’un poète de province ; mes pauvres pièces réussissent mieux à Genève et à Bordeaux qu’à Paris. Pourquoi vient-on de rejouer à Genève, six fois de suite, Olympie ? pourquoi votre troupe royale ne la rejoue-t-elle point ? J’aime mes enfants quand on les abandonne.

Adieu, mon cher ange ; je me mets aux pieds deMme d’Argental. Faites-moi savoir, je vous prie, des nouvelles de votre santé. J’espère que M. de Thibouville ne se refroidira pas dans son zèle ; je suis pénétré pour lui de reconnaissance.

6906. — À M. D’ALEMBERT.
4 juin.

Mon cher philosophe, j’ai envoyé vos gants d’Espagne[1] sur-le-champ à leur destination : ils ont une odeur qui m’a réjoui le nez. Vous savez que je n’ai point de troupes, et que je ne peux forcer le cordon de dragons qui coupe toute communication entre Genève et mes déserts. Celui qui s’est chargé de donner des soufflets aux jésuites et aux jansénistes n’a jamais pu venir chez moi ; je ne le connais point, et j’ai craint même de lui écrire. Gabriel Cramer, qui est le seul à qui je puisse me fier, a fait agir cet homme, qui est un sot et un pauvre diable, lequel fait agir encore en sous-ordre un autre sot pauvre diable. Ces sots pauvres diables n’ont aucun débouché, nulle correspondance en France, et tout va comme il plaît à Dieu. Les Genevois touchent au moment de la crise de leurs affaires ; pour moi, je m’occupe à cultiver mon jardin, et à me moquer d’eux.

Dieu maintienne votre Sorbonne dans la fange où elle bar-

  1. La Seconde Lettre, etc.