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ANNÉE 1767

religion odieuses à nous autres républicains. Les Grecs esclaves ont cent fois plus de liberté dans Constantinople que vous n’en avez dans Madrid. Cette crainte, si lâche et si tyrannique ; cette crainte, où est toujours votre gouvernement, que les hommes n’ouvrent les yeux à la lumière, fait voir à quel point vous sentez que votre religion serait détestée si elle était connue. Il faut bien que vous en ayez aperçu l’absurdité, puisque vous empêchez qu’on ne l’examine. Vous ressemblez à cette reine des Mille et une Nuits, qui, étant extrêmement laide, punissait de mort quiconque osait la regarder entre deux yeux.

Voilà, monsieur, l’état où a été votre cour jusqu’au ministère de M. le comte d’Aranda, et jusqu’à ce qu’un homme de votre mérite ait approché de la personne de Sa Majesté. Mais la tyrannie monacale dure encore. Vous ne pouvez ouvrir votre âme qu’à quelques amis, en très-petit nombre. Vous n’osez dire à l’oreille d’un courtisan ce qu’un Anglais dirait en plein parlement.

Vous êtes né avec un génie supérieur ; vous faites d’aussi jolis vers que Lope de Vega ; vous écrivez mieux en prose que Gratien[1]. Si vous étiez en France, on croirait que vous êtes le fils de l’abbé de Chaulieu et de Mme de Sévigné ; si vous étiez né Anglais, vous deviendriez l’oracle de la chambre des pairs. De quoi cela vous servira-t-il à Madrid, si vous consumez votre jeunesse à vous contraindre ? Vous êtes un aigle enfermé dans une grande cage, un aigle gardé par des hiboux.

Je vous parle avec la liberté d’un républicain et d’un protestant philosophe. Votre religion, j’ose le dire, a fait plus de mal au genre humain que les Attila et les Tamerlan. Elle a avili la nature ; elle a fait d’infâmes hypocrites de ceux qui auraient été des héros ; elle a engraissé les moines et les prêtres du sang des peuples. Il faut, à Madrid et à Naples, que la postérité du Cid baise la main et la robe d’un dominicain. Vous êtes encore à savoir qu’il ne faut baiser de main que celle de sa maîtresse.

Je vous suis très-obligé, monsieur le marquis, de la relation d’Érèse que vous voulez bien m’envoyer. Il paraît que vous connaissez bien les hommes, et de là je conclus que vous avez bien des moments de dégoût ; mais je suppose que vous avez trouvé dans Madrid une société digne de vous, et que vous pouvez philosopher à votre aise dans votre cœtus selectus. Vous ferez

  1. Balthazar Gracian, jésuite espagnol, né en 1584, mort en 1658, auteur de plusieurs ouvrages. Le plus connu est celui qu’Amelot de La Houssaye a traduit sous le titre de l’Homme de cour, 1684, in-4°, et qui a eu beaucoup d’éditions.