Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome46.djvu/155

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
145
ANNÉE 1768.

soin d’avertir plusieurs fois qu’on ne doit juger les grands hommes que par leurs chefs-d’œuvre.

Les Anglais lui opposent leur Shakespeare ; mais les nations[1] ont jugé ce procès en faveur de la France. Corneille imita quelque chose des Espagnols ; mais il les surpassa, de l’aveu des Espagnols mêmes.

Faites agréer, je vous prie, monsieur, à l’Académie mes très-humbles et respectueux remerciements des deux Éloges qu’elle daigne me faire tenir. Je les lirai avec le même transport qu’un officier de l’armée de Turenne devait lire l’Éloge de son général, prononcé par Fléchier. Je suis extrêmement sensible au souvenir de M. de Cideville ; il y a plus de soixante ans que je lui suis tendrement attaché. La plus grande consolation de mon âge est de retrouver de vieux amis. Je crois en avoir un autre dans votre Académie, si j’en juge par mes sentiments pour lui : c’est M. Le Cat, qui joint la plus saine philosophie aux connaissances approfondies de son art.

J’ai l’honneur d’être, etc.

7366. — DE M. JORE.
À Milan, ce 20 octobre 1768.

Monsieur, grâce à la pension que vous avez la bonté de me faire, je me suis trouvé en état de subsister à Milan, joint à quelques écoliers que j’avais, auxquels j’aidais à se perfectionner dans la langue française, et qui, malheureusement pour moi, quittent cette ville pour voyager. Dans quel état vais-je me trouver, grand Dieu, privé de ce secours ! Je vous fus autrefois utile pour écrire sous votre dictée : ne pourrai-je plus vous être d’aucune utilité ? Si Milan était un endroit où l’on imprimât en français, je pourrais m’y occuper à corriger des épreuves, et par cette occupation me garantir de la misère qui me menace, et que vous pourriez me faire éviter, monsieur, en m’appelant auprès de vous, où je me persuade que vous devez avoir quelqu’un qui peut vous être moins nécessaire que je pourrais vous l’être.

J’espère, monsieur, que, réfléchissant sur mon état présent, et combien il est différent de celui dans lequel vous m’avez vu, vous vous porterez à le soulager, d’autant que ce changement ne m’est arrivé ni par libertinage, ni par mauvaise conduite.

Lorsque M. de Cideville me procura l’honneur de vous connaître, il n’envisageait, ainsi que moi, que d’augmenter ma fortune : aurait-il pu prévoir l’injustice que l’on m’a faite, et que ma ruine totale devait s’ensuivre ?

  1. Il semble que Voltaire veuille rappeler son Appel à toutes les nations de l’Europe ; voyez tome XXIV, page 191.