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ANNÉE 1768.

diable très-soporatif, un diable froid, un diable à la mode. Ces scènes n’étaient que des jérémiades où l’on ne faisait que répéter ce qui s’était passé, et ce que le spectateur savait déjà. Il faut toujours, dans une tragédie, que l’on craigne, qu’on espère à chaque scène ; il faut quelque petit incident nouveau qui augmente ce trouble ; on doit faire naître à chaque moment, dans l’âme du lecteur, une curiosité inquiète. Le possédé était si rempli de l’idée de la dernière scène, quand il brocha cette besogne, qu’il allait à bride abattue dans le commencement de l’acte, pour arriver à ce dénoûment, qui était son unique objet.

À peine eut-il lu la lettre céleste des anges qu’il refit sur-le-champ les trois premières scènes qu’il vous envoie. Il ne s’en est pas tenu là ; il a fait, au quatrième acte, des changements pareils : il polit tout l’ouvrage. Ce n’est plus le seul Arzémon qui tue le prêtre, c’est toute la troupe honnête qui le perce de coups. Il n’y a pas une seule de vos critiques à laquelle votre exorcisé ne se soit rendu avec autant d’empressement que de reconnaissance. Le diable de la Chose impossible[1] n’était pas plus docile.

À l’égard des adoucissements sur la prêtraille, c’est là véritablement la chose impossible, qui est au-dessus des talents du diable. La pièce n’est fondée que sur l’horreur que la prêtraille inspire ; mais c’est une prêtraille païenne. Mahomet a bien passé, pourquoi les Guèbres ne passeraient-ils pas ? Si on craint les allusions, il y en avait cent fois plus dans le Tartuffe.

Trouveriez-vous à propos que Marin montrât la pièce au chancelier[2], ou plutôt que quelqu’un de ses amis la lui confiât comme un ouvrage posthume de feu Latouche, auteur de l’Iphigènie en Tauride ? Un homme fraîchement sorti du parlement ne s’effrayera pas de l’humiliation des prêtres. Il m’a écrit une lettre charmante sur le Siècle de Louis XIV.

À l’égard des acteurs, j’oserais presque dire que la pièce n’en a pas besoin ; c’est une tragédie qu’il faut plutôt parler que déclamer. Les situations y feraient tout, les comédiens peu de chose ; et le sujet est si piquant, si intéressant, si neuf, si conforme à l’esprit philosophique du temps, que la pièce aurait peut-être le succès du Siège de Calais, et du Catilina de Crébillon, quoique ces deux pièces soient inimitables.

Il y a plus encore : c’est que cette tragédie pourrait faire du bien à la nation ; elle contribuera peut-être à éteindre la flamme

  1. Tiré d’un conte de La Fontaine.
  2. Maupeou.