Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome46.djvu/21

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
11
année 1768.

gazettes de wighs l’avaient dit expressément ; que quand deux partis acharnés l’un contre l’autre affirmaient la même chose, il était clair qu’ils affirmaient la vérité ; qu’il y avait six témoins contre lui, et qu’il n’avait pour lui que son seul témoignage, lequel n’était d’aucun poids. Enfin le pauvre homme eut beau faire, il fut convaincu d’être mort ; on tendit sa porte de noir, et on vint pour l’enterrer.

Si vous voulez m’enterrer, monsieur, il ne tient qu’à vous, vous êtes bien le maître. J’ai soixante-quatorze ans, je suis fort maigre, je pèse fort peu, et il suffira de deux petits garçons pour me porter dans mon tombeau, que j’ai fait bâtir dans le cimetière de mon église. Vous serez quitte encore de faire prier Dieu pour moi, attendu que dans votre communion on ne prie point pour les morts. Mais moi, je prierai Dieu pour la conversion de votre correspondant, qui veut que je sois en deux lieux à la fois, ce qui n’est jamais arrivé qu’à saint François-Xavier, et ce qui paraît aujourd’hui moralement impossible à plusieurs honnêtes gens.

J’ai l’honneur d’être, pour le peu de temps que j’ai encore à vivre, monsieur, votre, etc.

7230. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 5 avril.

Mon cher et ancien ami, j’ai une grâce à vous demander, que je souhaite fort que vous ne me refusiez pas, mais sur laquelle pourtant je serais fâché de vous contraindre. Il y a ici un jeune Espagnol[1] de grande naissance et de plus grand mérite, fils de l’ambassadeur d’Espagne à la cour de France, et gendre du comte d’Aranda qui a chassé les jésuites d’Espagne. Vous voyez déjà que ce jeune seigneur est bien apparenté ; mais c’est là son moindre mérite ; j’ai peu vu d’étrangers de son âge qui aient l’esprit plus juste, plus net, plus cultivé, et plus éclairé : soyez sûr que, tout jeune, tout grand seigneur, et tout Espagnol qu’il est, je n’exagère nullement. Il est près de retourner en Espagne, et il est tout simple que, pensant comme il fait, il désire de vous voir et de causer avec vous. Il sait que vous êtes seul à Ferney, et que vous voulez y être seul ; aussi ne veut-il point vous incommoder. Il se propose de demeurer à Genève quelques jours, et d’aller de là Converser avec vous aux heures qui vous gêneront le moins. Ce qu’il vous dira de l’Espagne vous fera certainement plaisir ; il est destine à y occuper un jour de grandes places, et il peut y faire un grand bien. Je dois ajouter qu’il aura avec lui un autre jeune seigneur espagnol, nommé le duc de Villa--

  1. Le marquis de Mora, mort en 1771 ; voyez la lettre 7254.