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ANNÉE 1768.

Troisièmement, votre équation est de fausse position. Ce n’est point moi qui ai traduit l’A, B, C ; Dieu m’en garde ! Je sais trop qu’il y a des monstres qu’on ne peut apprivoiser. Ceux qui ont trempé leurs mains dans le sang du chevalier de La Barre sont des gens avec qui je ne voudrais me commettre qu’en cas que j’eusse dix mille serviteurs de Dieu avec moi, ayant l’épée sur la cuisse, et combattant les combats du Seigneur[1].

Il y a présentement cinq cent mille Israélites en France qui détestent l’idole de Baal ; mais il n’y en a pas un qui voulût perdre l’ongle du petit doigt pour la bonne cause. Ils disent : Dieu bénisse le prophète ! et si on le lapidait comme Ézéchiel, ou si on le sciait en deux comme Jérémie, ils le laisseraient scier ou lapider, et iraient souper gaiement.

Tout ce que peuvent faire les adeptes, c’est de s’aider un peu les uns les autres, de peur d’être sciés : et si un monstre vient nous demander : Votre ami l’adepte a-t-il fait cela ? il faut mentir à ce monstre.

Il me paraît que M. Huet, auteur de l’A, B, C, est visiblement un anglais qui n’a acception de personne. Il trouve Fénelon trop languissant[2], et Montesquieu trop sautillant[3]. Un Anglais est libre, il parle librement : il trouve la Politique tirée de l’Écriture sainte, de Bossuet, et tous ses ouvrages polémiques, détestables ; il le regarde comme un déclamateur[4] de très-mauvaise foi. Pour moi, je vous avoue que je suis pour Mme du Deffant, qui disait que l’Esprit des lois était de l’esprit sur les lois. Je ne vois de vrai


    Rends à Arrache à l’erreur son bandeau,
    Rends à la vérité ses droits et son flambeau ;
    Mais du doux Fénelon ne trouble point la cendre,
    Laisse au grand Montesquieu son immortalité :
    Ton cœur de les aimer pourrait-il se défendre ?
    Du genre humain tous deux ont si bien mérité !
    Ils ont pu se tromper, mais ils aimaient les hommes.
    Eh ! combien par l’amour de péchés sont couverts !
    Le sublime écrivain que bel esprit tu nommes
    À, même en se trompant, éclairé l’univers ;
    Rends à Nous lui devons ce que nous sommes.
    Rends à Trop libre peut-être en mes vers,
    Je te dis ma pensée. Oh ! grand homme, pardonne.
    Souvent, par ses écrits jugeant de sa personne,
    Voltaire me paraît une divinité ;
    Mais quand, rabaissant ceux que l’univers renomme,
    Le génie est par toi de bel esprit traîté,
    Je vois avec chagrin que le dieu se fait homme.

    (Note de M. Ravenel).

  1. I, Rois, xviii, 17
  2. Voyez tome XXVII, page 377.
  3. Voyez ibid., page 321.
  4. Voyez ibid., page 350.