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CORRESPONDANCE.

radote peut-être, mais je vous dis au moins ce que je pense, et cela est assez rare quand on parle à des personnes de votre espèce. La majesté impériale disparaît sur mon papier devant la personne. Mon enthousiasme l’emporte sur mon profond respect.

7485. — À M. SOUMAROKOF[1].
26 février.

Monsieur, votre lettre et vos ouvrages sont une grande preuve que le génie et le goût sont de tout pays. Ceux qui ont dit que la poésie et la musique étaient bornées aux climats tempérés se sont bien trompés. Si le climat avait tant de puissance, la Grèce porterait encore des Platon et des Anacréon, comme elle porte les mêmes fruits et les mêmes fleurs ; l’Italie aurait des Horace, des Virgile, des Arioste, et des Tasse ; mais il n’y a plus à Rome que des processions, et, dans la Grèce, que des coups de bâton. Il faut donc absolument des souverains qui aiment les arts, qui s’y connaissent, et qui les encouragent. Ils changent le climat ; ils font naître les roses au milieu des neiges.

C’est ce que fait votre incomparable souveraine. Je croirais que les lettres dont elle m’honore me viennent de Versailles, et que la vôtre est d’un de mes confrères de l’Académie française. M. le prince de Kolousky, qui m’a rendu ses lettres et la vôtre, s’exprime comme vous ; et c’est ce que j’ai admiré dans tous les seigneurs russes qui me sont venus voir dans ma retraite. Vous avez sur moi un prodigieux avantage ; je ne sais pas un mot de votre langue, et vous possédez parfaitement la mienne.

Je vais répondre à toutes vos questions, dans lesquelles on voit assez votre sentiment sous l’apparence du doute. Je me vante à vous, monsieur, d’être de votre opinion en tout.

Oui, monsieur, je regarde Racine comme le meilleur de nos poètes tragiques, sans contredit : comme celui qui seul a parlé au cœur et à la raison, qui seul a été véritablement sublime sans aucune enflure, et qui a mis dans la diction un charme inconnu jusqu’à lui. Il est le seul encore qui ait traité l’amour tragiquement : car, avant lui. Corneille n’avait fait bien parler cette passion que dans le Cid, et le Cid n’est pas de lui. L’amour est ridicule ou insipide dans presque toutes ses autres pièces.

  1. Poëte russe. Il a été le père de la tragédie en Russie, comme Corneille l’a été en France. (K.)