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ANNÉE 1768.

Je pense encore comme vous sur Quinault : c’est un grand homme en son genre. Il n’aurait pas fait l’Art poétique, mais Boileau n’aurait pas fait Armide.

Je souscris entièrement à tout ce que vous dites de Molière et de la comédie larmoyante, qui, à la honte de la nation, a succédé au seul vrai genre comique, porté à sa perfection par l’inimitable Molière.

Depuis Regnard, qui était né avec un génie vraiment comique, et qui a seul approché Molière de près, nous n’avons eu que des espèces de monstres. Des auteurs qui étaient incapables de faire seulement une bonne plaisanterie ont voulu faire des comédies, uniquement pour gagner de l’argent. Ils n’avaient pas assez de force dans l’esprit pour faire des tragédies ; ils n’avaient pas assez de gaieté pour écrire des comédies ; ils ne savaient pas seulement faire parler un valet ; ils ont mis des aventures tragiques sous des noms bourgeois. On dit qu’il y a quelque intérêt dans ces pièces, et qu’elles attachent assez quand elles sont bien jouées : cela peut être ; je n’ai jamais pu les lire, mais on prétend que les comédiens font quelque illusion.

Ces pièces bâtardes ne sont ni tragédies, ni comédies. Quand on n’a point de chevaux, on est trop heureux de se faire traîner par des mulets.

Il y a vingt ans que je n’ai vu Paris. On m’a mandé qu’on n’y jouait plus les pièces de Molière. La raison, à mon avis, c’est que tout le monde les sait par cœur ; presque tous les traits en sont devenus proverbes. D’ailleurs il y a des longueurs, les intrigues quelquefois sont faibles, et les dénoûments sont rarement ingénieux. Il ne voulait que peindre la nature ; et il en a été sans doute le plus grand peintre.

Voilà, monsieur, ma profession de foi, que vous me demandez. Je suis fâché que vous me ressembliez par votre mauvaise santé ; heureusement vous êtes plus jeune, et vous ferez plus longtemps honneur à votre nation. Pour moi, je suis déjà mort pour la mienne.

J’ai l’honneur d’être, etc.

7486. M. LE COMTE WORONZOFF.
À Ferney, 26 février.

Monsieur, votre lettre du 19 de décembre m’a été rendue par M. le prince de kolousky. Ce n’a pas été la moindre de mes con-