Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome46.djvu/288

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
278
CORRESPONDANCE.

mais qu’importe ? on y entre et l’on en sort ; et c’est assez, je crois, pour ne pas lui adopter le nom d’impasse. Enfin, monsieur, je vous l’avoue, je tiens à mon cul-de-sac. Je voudrais bien lui faire trouver grâce a vos yeux. Ce qui m’y attache le plus, c’est le voisinage, qui est en vérité charmant. J’ai à ma porte une très-jolie demoiselle qui me permet d’en partager les agréments avec elle, et qui les augmente par ses charmes et sa vivacité. Je me suis bien gardé de lui faire part de vos scrupules et de mes efforts pour les combattre, il lui viendrait peut-être des scrupules à son tour : elle fuirait un appartement par le nom duquel elle se croirait déshonorée. Notre malheureux cul-de-sac perdrait une citoyenne qui en fait l’agrément, qui en expie bien assurément l’indécence par sa beauté et par le bon usage qu’elle en fait. Je vous abandonne, monsieur, sans regret le cul-de-sac des Bernardins, le cul-de-sac Maurice, le cul-de-sac du Paon, le cul-de-sac Saint-Thomas, le cul-de-sac Notre-Dame, le cul-de-sac Saint-Pierre, le cul-de-sac Saint-Faron, et une infinité d’autres sales retraites dont le nom seul répugne. Je ne voudrais pas même défendre les culs d’artichauts, ni les culs-de-lampe, ni les culasses de canons. J’irais jusqu’à sacrifier une foule de vilains mots où le cul se présente d’abord, comme cuculle et ceux qui la portent, cucurbite, culeron, culée, cuistre, cupidité, curée, cutanée, etc ; mais je vous supplie de ménager le cul-de-sac de Rohan : je vous le demande au nom de Cupidon, qui n’a pas dédaigné d’incorporer ce monosyllabe dans son nom, et de ma belle voisine, qui est assurément un des plus jolis sujets de son empire.

J’ai l’honneur d’être, etc.

Linguet.
7497. — À M. DE SAINT-LAMBERT.
À Ferney, 7 mars.

Je reçus hier matin, monsieur, le présent dont vous m’avez honoré[1], et vous vous doutez bien à quoi je passai ma journée. Il y a bien longtemps que je n’ai goûté un plaisir plus pur et plus vrai. J’avais quelques droits à vos bontés comme votre confrère dans un art très-difficile, comme votre ancien ami, et comme agriculteur. Vous aurez beaucoup d’admirateurs ; mais je me flatte d’avoir senti le charme de vos vers et de vos peintures plus que personne. Je crois me connaître un peu en vers ; les grands plaisirs, dans tous les arts, ne sont que pour les connaisseurs.

J’ai éprouvé, en vous lisant, une autre satisfaction encore plus rare, c’est que vous avez peint précisément ce que j’ai fait.

  1. Les Saisons, poëme, 1769, in-8° et in-12.