Aller au contenu

Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome46.djvu/391

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
381
ANNÉE 1769.

sept ans. Nous avons la guerre, il est vrai ; mais il y a bien du temps que la Russie fait ce métier-là, et qu’elle sort de chaque guerre plus florissante qu’elle n’y était entrée.

Nos lois vont leur train : on y travaille tout doucement. Il est vrai qu’elles sont devenues causes secondes, mais elles n’y perdront rien. Ces lois seront tolérantes, elles ne persécuteront, ne tueront, ni ne brûleront personne. Dieu nous garde d’une histoire pareille à celle du chevalier de La Barre ! On mettrait aux Petites-Maisons les juges qui oseraient y procéder. Notez que Pierre le Grand a mis les fous, à Moscou, dans un bâtiment qui était autrefois un couvent de moines.

Si la guerre diversifie mon travail, comme vous l’observez, cependant mes établissements ne s’en ressentiront point.

Depuis la guerre j’ai fait deux nouvelles entreprises : je bâtis Azow et Taganrog[1], où il y a un port commencé et ruiné par Pierre Ier. Voilà deux bijoux que je fais enchâsser, et qui pourraient bien n’être pas du goût de Moustapha. L’on dit que le pauvre homme ne fait que pleurer. Ses amis l’ont engagé dans cette guerre malgré lui et à son corps détendant. Ses troupes ont commencé par piller et brûler leur propre pays : à la sortie des janissaires de la capitale, il y a eu plus de mille hommes de tués ; et l’envoyé de l’empereur, sa femme et ses filles, battus, volés, traînés par les cheveux, etc., sous les yeux du sultan et de son vizir, sans que personne osât empêcher ces désordres : tant ce gouvernement est faible et mal arrangé !

Voilà donc ce fantôme si terrible dont on prétend me faire peur !

Vous aurez appris, monsieur, que, selon vos souhaits, les Turcs ont été battus le 19 et le 21 avril. Nous avons pris dix drapeaux, trois queues de cheval, le bâton de commandement du pacha, quelques canons, deux camps turcs, et aux environs cinquante mille ducats tombés entre les mains de nos soldats. Il me semble que cette entrée de jeu est assez passable. Quand on m’apporta les queues de cheval, je ne sais qui s’écria dans la chambre : « Pour le coup on ne pourra pas dire que cela est acheté au marché ! » Mes militaires prétendent, monsieur, que depuis l’invention des canons douze mille chars de Salomon n’auraient pas résisté a une bonne batterie, et ils ajoutent qu’il faudrait compter pour perdus chars, chevaux et conducteurs, qu’on voudrait employer en ce temps-ci à conduire ces chars. Ce que vous m’en marquez, monsieur, m’est une nouvelle preuve de votre amitié, que je sens parfaitement, et dont j’ai bien des remerciements à vous faire.

L’on dirait que l’esprit humain est toujours le même. Ce ridicule des croisades passées n’a pas empêché les ecclésiastiques de Podolie, soufflés par le nonce du pape, de prêcher une croisade contre moi ; et ces fous de soi-disant confédérés, pour brûler et saccager leurs propres provinces qu’ils ont promis de soumettre aux Turcs, ont pris la croix d’une main, et se sont ligués de l’autre avec les Turcs. Pourquoi ? afin d’empêcher un quart de leur nation de jouir des droits de citoyen. Conséquemment les Vénitiens et l’empereur seraient excommuniés, je pense, s’ils prenaient les armes contre

  1. Voyez la note 2, page 341.