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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome46.djvu/394

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CORRESPONDANCE.

à Compiègne. Si vous connaissiez cette grand’maman, vous en seriez fier. Elle est comme vous, elle a tout envahi. Ah ! son siècle n’est pas digne d’elle.

Je crois que M. Guillemet ne se flatte pas qu’on lui écrive des gazettes. D’ailleurs ce n’est pas mon talent, et de plus, la nouvelle du jour est détruite par celle du lendemain. Il y a un livre ici qui fait beaucoup de bruit, dont il n’y a que trois ou quatre exemplaires : je ne l’ai pas encore lu. On dit qu’il est de main de maître. J’ai pris des mesures pour l’avoir. Nous avons eu ici un opéra-comique qui a eu un succès inouï, c’est le Déserteur. Il vous fera plaisir. Les paroles sont de Sedaine. Je ne sais si les ouvrages de cet auteur passeront à la postérité. Je ne sais s’il ne serait pas dangereux qu’il devint modèle, les Genuit dégénère toujours, mais ce Sedaine a un genre qui fait grand effet. Il a trouvé de nouvelles cordes pour exploiter la sensibilité, il va droit au cœur, et laisse là tous les détours d’une métaphysique que je trouve détestable en tout genre. On la place aujourd’hui partout, même en musique. Plus la musique est recherchée et travaillée, plus elle a de succès. Il y a ici un fameux joueur de violon qui fait des prodiges sur sa chanterelle. Un homme disait à un autre : « Monsieur, n’êtes-vous pas enchanté ?… Sentez-vous combien cela est difficile ?… — Ah ! monsieur, dit l’autre, je voudrais que cela fût impossible !… » C’est ce que je dirais de tous les auteurs qui sautent à pieds joints sur le bon sens pour nous faire des raisonnements fatigants, ennuyeux et faux. Je mettrais à leur tête M. Jean-Jacques, et puis tous ses prosélytes.

Adieu, monsieur : cette lettre est d’une insupportable longueur ; ne craignez pas la récidive, vous me ferez toujours taire quand vous voudrez.

7597. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
18 juillet.

Mia nièce m’a dit, madame, que vous vous plaignez de mon silence, et que vous voyez bien qu’un dévot comme moi craint de continuer un commerce scandaleux avec une dame profane telle que vous l’êtes. Eh ! mon Dieu, madame, ne savez-vous pas que je suis tolérant, et que je préfère même le petit nombre, qui fait la bonne compagnie à Paris, au petit-nombre des élus ? Ne savez-vous pas que je vous ai envoyé par votre grand’maman les Lettres d’Amabed[1], dont j’ai reçu quelques exemplaires de Hollande ? Il y en avait un pour vous dans le paquet.

N’ai-je pas encore songé à vous procurer la tragédie des Guèbres, ouvrage d’un jeune homme qui paraît penser bien fortement, et qui me fera bientôt oublier ? Pour moi, madame, je ne vous oublierai que quand je ne penserai plus ; et, lorsqu’il m’arrivera quelques ballots de pensées des pays étrangers, je choisi-

  1. Tome XXI, page 435.