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CORRESPONDANCE.

bâti dans mon voisinage la petite ville de Versoy, où j’espère qu’on ne persécutera personne.

Adieu, monsieur ; vous m’avez laissé en partant bien des regrets, et vous me donnez des espérances bien flatteuses. Je vous suis attaché avec le plus tendre respect jusqu’au dernier jour de ma vie.


7622. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
7 auguste.

Vous me dites, madame, que vous perdez un peu la mémoire : mais assurément vous ne perdez pas l’imagination. À l’égard du président, qui a huit ans plus que moi, et qui a été bien plus gourmand, je voudrais bien savoir s’il est fâché de son état, s’il se dépite contre sa faiblesse, si la nature lui donne l’apathie conforme à sa situation : car c’est ainsi qu’elle en use pour l’ordinaire ; elle proportionne nos idées à nos situations.

Vous vous souvenez donc que je vous avais conseillé la casse. Je crois qu’il faut un peu varier ces grands plaisirs-là ; mais il faut toujours tenir le ventre libre, pour que la tête le soit. Notre âme immortelle a besoin de la garde-robe pour bien penser. C’est dommage que La Mettrie ait fait un assez mauvais livre sur l’homme-machine ; le titre était admirable[1].

Nous sommes des victimes condamnées toutes à la mort ; nous ressemblons aux moutons qui bêlent, qui jouent, qui bondissent, en attendant qu’on les égorge. Leur grand avantage sur nous est qu’ils ne se doutent pas qu’ils seront égorgés, et que nous le savons.

Il est vrai, madame, que j’ai quelquefois de petits avertissements ; mais, comme je suis fort dévot, je suis très-tranquille.

Je suis très-fâché que vous pensiez que les Guèbres pourraient exciter des clameurs. Je vous demande instamment de ne point penser ainsi. Efforcez-vous, je vous en prie, d’être de mon avis. Pourquoi avertir nos ennemis du mal qu’ils peuvent faire ? Vraiment, si vous dites qu’ils peuvent crier, ils crieront de toute leur force. Il faut dire et redire qu’il n’y a pas un mot dont ces messieurs puissent se plaindre ; que la pièce est l’éloge des bons prêtres, que l’empereur romain est le modèle des bons rois, qu’enfin cet ouvrage ne peut inspirer que la raison et la vertu : c’est le sentiment de plusieurs gens de bien qui sont aussi gens

  1. L’Homme-Machine, 1748 ; un volume in-12.