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CORRESPONDANCE.

trier s’enfuir ; le témoin dépose, on lui amène Martin : il dit qu’il ne reconnaît pas Martin pour le meurtrier : Martin s’écrie : « Dieu soit béni ! en voilà un qui ne m’a pas reconnu. »

Le juge, fort mauvais logicien, interprète ainsi ces paroles : « Dieu soit béni ! j’ai commis l’assassinat, et je n’ai pas été reconnu parle témoin. »

Le juge, assisté de quelques gradués du village, condamne Martin à la roue, sur une amphibologie. Le procès est envoyé à la Tournelle de Paris ; le jugement est confirmé ; Martin est exécuté dans son village. Quand on l’étendit sur la croix de Saint-André, il demanda permission au bailli et au bourreau de lever les bras au ciel pour l’attester de son innocence, ne pouvant se faire entendre de la multitude. On lui fit cette grâce : après quoi on lui brisa les bras, les cuisses et les jambes, et on le laissa expirer sur la roue.

Le 26 juillet de cette année, un scélérat ayant été exécuté dans le voisinage, déclara juridiquement, avant de mourir, que c’était lui qui avait commis l’assassinat pour lequel Martin avait été roué. Cependant le petit bien de ce père de famille innocent est confisqué et détruit ; la famille est dispersée depuis trois ans, et ne sait peut-être pas que l’on a reconnu enfin l’innocence de son père.

Voilà ce qu’on mande de Neufchâteau en Lorraine ; deux lettres consécutives confirment cet événement.

Que voulez-vous que je fasse, mon cher philosophe ? Villars ne peut pas être partout. Je ne peux que lever les mains au ciel comme Martin, et prendre Dieu à témoin de toutes les horreurs qui se passent dans son œuvre de la création. Je suis assez embarrassé avec la famille Sirven. Les filles sont encore dans mon voisinage. J’ai envoyé le père à Toulouse ; son innocence est démontrée comme une proposition d’Euclide. La crasse ignorance d’un médecin de village, et l’ignorance encore plus crasse d’un juge subalterne, jointes à la crasse du fanatisme, ont fait condamner la famille entière, errante depuis six ans, ruinée, et vivant d’aumônes.

Enfin, j’espère que le parlement de Toulouse se fera un honneur et un devoir de montrer à l’Europe qu’il n’est pas toujours séduit par les apparences, et qu’il est digne du ministère dont il est chargé. Cette affaire me donne plus de soins et d’inquiétudes que n’en peut supporter un vieux malade ; mais je ne lâcherai prise que quand je serai mort, car je suis têtu.

Heureusement on a fait, depuis environ dix ans, dans ce par-