Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome46.djvu/58

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
48
CORRESPONDANCE

Je sais, mon cher ami, que les gens qui parlent de tout sans rien savoir, gens qui sont en fort grand nombre, ont fait de beaux commentaires sur le voyage de ma nièce ; mais, puisque vous avez eu l’occasion de lui parler de moi, vous savez sans doute qu’il n’y a pas un mot de vrai dans tout ce qu’on a dit. Elle est allée à Paris pour raccommoder nos affaires, qu’une absence de quinze ans avait beaucoup délabrées ; malgré ce délabrement, je lui donne vingt mille francs de pension, et environ dix tant au reste de ma famille qu’à Mme Dupuits. Un vieillard comme moi a peu de besoins ; il faut qu’il ne vive que pour la retraite et pour la sobriété. Je suis honteux même du beau château que j’occupe. J’espère bientôt le vendre pour Mme Denis, et me retirer dans un ermitage plus convenable à mon âge et à mon humeur. Je vous confie ma situation. Je compte sur votre amitié et sur celle de Mme de Chenevières.

7266. — À M. LE RICHE.
26 mai.

Monsieur, j’ai reçu votre lettre du 20 de mai, par laquelle vous avez bien voulu me faire part de ce que vous ont écrit messieurs les fermiers généraux, touchant les salines de Franche-Comté et le sel qui peut venir en fraude de Genève. Je vois qu’il y a des gens très-puissants et très-riches, qui, tout dessalés qu’ils sont, ne veulent pas que de pauvres citoyens salent leur soupe à leur fantaisie. Ces messieurs regardent comme un crime énorme qu’on ne leur demande pas humblement de leur sel. Ils prétendent que notre sel, quoique le plus ancien de tous et le moins mêlé de matières étrangères, ne vaut pas le diable. Ils disent que notre sel leur brûle les entrailles, quoique en effet il fasse beaucoup de bien à quantité d’honnêtes gens, et qu’il réussisse de plus en plus chez tous les grands cuisiniers de l’Europe, qui ne veulent plus en mettre d’autre dans leurs sauces. Je suis persuadé que les fermiers généraux eux-mêmes ne mettent point d’autre sel sur leur table à leur petit couvert ; il y a même plusieurs ministres d’État qui en sont extrêmement friands.

Nous avons eu depuis peu deux grands d’Espagne[1] et un ambassadeur qui allait à Madrid. Ils apportaient avec eux plus de vingt livres de ce sel, que le premier ministre d’Espagne

  1. Le marquis de Mora et le duc de Villa-Hermosa ; voyez lettres 7230. 7246, 7253.