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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome47.djvu/217

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ANNÉE 1770.

Le feu fut terrible de part et d’autre pendant plusieurs heures ; les vaisseaux s’approchèrent de si près que le feu de la mousqueterie se joignit à celui des canons. Le vaisseau de l’amiral Spiridof avait affaire à trois vaisseaux de guerre et un chebek turcs. Malgré cela il accrocha le capitaine-pacha, qui portait quatre-vingt-dix canons ; il y jeta tant de grenades et autres matières combustibles que le feu prit au vaisseau, se communiqua au nôtre, et ils sautèrent tous les deux en l’air, un moment après que l’amiral Spiridof et le comte Fédor Orlof avec environ quatre-vingt-dix personnes en furent descendus.

Le comte Alexis, voyant dans le plus fort du combat les vaisseaux amiraux voler en l’air, crut son frère péri. Il sentit alors qu’il était homme : il s’évanouit ; mais reprenant un moment après ses esprits, il ordonna de lever toutes ses voiles, et se jeta avec son vaisseau entre les ennemis. Au moment de la victoire, un officier lui apporta la nouvelle que son frère et l’amiral étaient en vie ; il dit qu’il ne saurait décrire ce qu’il sentit dans cet instant, le plus heureux de sa vie, où, ayant vaincu, il retrouva son frère, qu’il croyait mort. Le reste de la flotte turque se jeta sans ordre ni règle dans le port de Tchesmé.

Le lendemain fut employé à préparer des brûlots, et à canonner l’ennemi dans le port ; à quoi celui-ci répondit de même. Mais dans la nuit les brûlots furent lâchés, et firent si bien leur devoir qu’en moins de six heures de temps la flotte turque fut consumée. La terre et l’onde tremblaient de la grande quantité de vaisseaux ennemis qui sautèrent en l’air. On l’a senti jusqu’à Smyrne, qui est à douze lieues de Tchesmé.

Les nôtres, pendant cet incendie, tirèrent du port un vaisseau turc de soixante canons, qui se trouvait sur le vent, et par cette raison n’avait pas été consumé. Ils s’emparèrent aussi d’une batterie que l’ennemi avait abandonnée. Ce vaisseau turc, nommé Rhodes, fut donné au capitaine Kruse, qui avait commandé le vaisseau amiral, et voici comment il resta en vie : lorsque son vaisseau fit le saut périlleux, il fut jeté en l’air ; puis il tomba dans l’eau, d’où une de nos chaloupes le tira, et il n’a eu d’autre mal que d’avoir été mouillé. Cela paraît fabuleux, cependant cela est vrai. Mais ce qui vous paraîtra peut-être tout aussi extraordinaire, c’est que quand le comte A. Orlof demanda des volontaires pour monter les brûlots, il s’en offrit tant qu’on ne put les placer tous, entre autres un lieutenant de housards ; le comte, pour la rareté du fait, l’envoya, et il se tira d’affaire avec beaucoup de présence d’esprit et de résolution.

La guerre est une vilaine chose, monsieur ! Le comte Orlof me dit que le jour après l’incendie de la flotte, il vit avec effroi que l’eau du port de Tchesmé, qui n’est pas fort grand, était teinte de sang, tant il y était péri de Turcs. Autre anecdote : de l’équipage des deux vaisseaux sautés en l’air, il y en eut qui, étant tombés dans l’eau, s’étaient accrochés aux débris qu’ils avaient trouvés, et dans cet état, se rencontrant avec leurs ennemis, ils tâchaient réciproquement encore à en venir aux mains ou à se couler à fond.

Cette lettre servira, monsieur, de réponse à la vôtre du 28 d’auguste, où vos alarmes à notre sujet commençaient déjà à se dissiper. J’espère qu’à