Aller au contenu

Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome47.djvu/403

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
393
ANNÉE 1771.
8248. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 16 mars[1].

Il y a longtemps que je vous aurais répondu, si je n’en avais été empêché par le retour de mon frère Henri, qui revient de Russie. Plein de ce qu’il y a vu digne d’admiration, il ne cesse de m’en entretenir : il a vu votre souveraine ; il a été à portée d’applaudir à ces qualités qui la rendent si digne du trône qu’elle occupe, et à ces qualités sociables qui s’allient si rarement avec la morgue et la grandeur des souverains.

Mon frère a poussé par curiosité jusqu’à Moscou ; et partout il a vu les traces des grands établissements par lesquels le génie bienfaisant de l’impératrice se manifeste. Je n’entre point dans des détails qui seraient immenses, et qui demandent pour les décrire une plume plus exercée que la mienne. Voilà pour m’excuser de ma lenteur. J’en viens à présent à vos lettres.

Voyez la différence qui est entre nous : moi, avorton de philosophe, quand mon esprit s’exalte il ne produit que des rêves ; vous, grand prêtre d’Apollon, c’est ce dieu même qui vous remplit, et qui vous inspire ce divin enthousiasme qui nous charme et nous transporte. Je me garde donc bien de lutter contre vous ; je crains le sort d’un certain Israël qui, s’étant compromis contre un ange, en eut une hanche démise[2].

Je viens à vos Questions encyclopédiques, et j’avoue qu’un auteur qui écrit pour le public ne saurait assez le respecter, même dans ses faiblesses. Je n’approuve point l’auteur de la préface[3] de Fleury abrégé : il s’exprime avec trop de hardiesse, il avance des propositions qui peuvent choquer les âmes pieuses ; et cela n’est pas bien. Ce n’est qu’à force de réflexions et de raisonnements que l’erreur se filtre et se sépare de la vérité : peu de personnes donnent leur temps à un examen aussi pénible, et qui demande une attention suivie. Avec quelque clarté qu’on leur expose leurs erreurs, ils pensent qu’on les veut séduire ; et en abhorrant les vérités qu’on leur expose, ils détestent l’auteur qui les annonce.

J’approuve donc fort la méthode de donner des nasardes à l’inf…[4] en la comblant de politesses.

Mais voici une histoire dont le protecteur des capucins pourra régaler son saint et puant troupeau.

Les Russes ont voulu assiéger le petit fort de Czenstochow, défendu par les confédérés : on y garde, comme vous savez, une image de la sainte et immaculée reine du ciel. Les confédérés, dans leur détresse, s’adressèrent à elle pour implorer son divin appui : la Vierge leur fit un signe de tête, et leur dit de s’en rapporter à elle. Déjà les Russes se préparaient pour l’assaut : ils s’étaient pourvus de longues échelles avec lesquelles ils avançaient, la

  1. « À Potsdam, le 5 mars. » (Œuvres posthumes, édit. de Berlin.)
  2. Genèse, xxxviii, 31.
  3. Par Frédéric même.
  4. « De donner des nasardes à la superstition. » (Édit. de Berlin.)