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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome48.djvu/469

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année 1772.

qui est fort bien avec M. le duc d’Aiguillon, votre grand correspondant en affaires étrangères.

J’ai voulu être fidèle au serment qu’on a exigé de moi. Je n’ai envoyé de Sophonisbe à personne, pas même à vous. Nous verrons si les dieux de théâtre me récompenseront de ma piété et de ma résignation, ou s’ils me persécuteront malgré mon innocence. Au reste, tous ces petits dégoûts que j’essuie tous les jours depuis la belle aventure de M. Valade[1] ont servi beaucoup à m’instruire ; ils ont amorti le feu de ma jeunesse, et j’ai senti le néant des vanités du monde.

J’avoue que j’avais un peu de passion pour la scène française ; mais les choses sont tellement changées qu’il faut y renoncer. Je veux avoir au moins le mérite de dompter une passion si dangereuse, qui pourrait bien m’empêcher de prendre un parti honnête dans le monde, quand il faudra m’établir. Les affaires sérieuses ne s’accommodent pas trop de la poésie. Je commençais à bâtir une petite ville assez propre, j’allais même y élever un petit obélisque ; mais je me suis aperçu à la fin que les pierres de taille ne venaient pas s’arranger d’elles-mêmes au son de la lyre, comme du temps d’Amphion.

Mon cher ange, je n’ai plus de parti à prendre que celui de finir mes jours en philosophe obscur, et d’attendre la mort tout doucement, au milieu des souffrances du corps et des chagrins de ce petit être fantasque, et probablement très-fantastique, qu’on appelle âme.

L’affaire de ce marquis génois[2] n’est pas la seule qui ait dérangé ma colonie. Je vois qu’il faut être prince ou fermier général pour entreprendre de tels établissements. J’aurais pu réussir si M. l’abbé Terray ne m’avait pas pris mes rescriptions entre les mains de M. Magon. Il n’a point voulu réparer cette cruauté. Je n’ai point trouvé de Mécène qui m’ait fait rendre mon bien. Je ne sais enfin si on pourra me dire :


Fortunate senex ! ergo tua rura manebunt !

(Virg., ecl. I, v. 47.)

Je ne vous ennuie point de mes autres misères. Il ne faut pas appesantir son fardeau sur les épaules de l’amitié, mais savoir le porter avec un peu de courage.

Je vois que tous les honnêtes gens auraient souhaité que l’in-

  1. Qui avait donné une édition des Lois de Minos.
  2. Voyez lettre 8888.