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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome48.djvu/485

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année 1772.

une suite de manigances politiques qu’on m’attribue ; cependant rien n’est plus faux. Après avoir proposé vainement des tempéraments différents, il fallut recourir à ce partage, comme à l’unique moyen d’éviter une guerre générale. Les apparences sont trompeuses, et le public ne juge que par elles. Ce que je vous dis est aussi vrai que la quarante-huitième proposition d’Euclide[1].

Vous vous étonnez que l’empereur et moi ne nous mêlions pas des troubles de l’Orient : c’est au prince Kaunitz de vous répondre pour l’empereur ; il vous révélera les secrets de sa politique. Pour moi, je concours depuis longtemps aux opérations des Russes par les subsides que je leur paye, et vous devez savoir qu’un allié ne fournit pas des troupes et de l’argent en même temps. Je ne suis qu’indirectement engagé dans ces troubles par mon union avec l’impératrice de Russie. Quant à mon personnel, je renonce à la guerre, de crainte d’encourir l’excommunication des philosophes.

J’ai lu l’article Guerre[2], et j’ai frémi. Comment un prince, dont les troupes sont habillées d’un gros drap bleu, et les chapeaux bordés d’un fil blanc, après les avoir fait tourner à droite et à gauche, peut-il les faire marcher à la gloire sans mériter le titre honorable de chef de brigands, puisqu’il n’est suivi que d’un tas de fainéants que la nécessité oblige à devenir des bourreaux mercenaires pour faire sous lui l’honnête métier de voleurs de grand chemin ? Avez-vous oublié que la guerre est un fléau qui, les rassemblant tous, leur ajoute encore tous les crimes possibles ? Vous voyez bien qu’après avoir lu ces sages maximes, un homme, pour peu qu’il ait sa réputation à cœur, doit éviter les épithètes qu’on ne donne qu’aux plus vils scélérats.

Vous saurez d’ailleurs que l’éloignement de mes frontières de celles des Turcs a jusqu’à présent empêché qu’il n’y eût de discorde entre les deux États, et qu’il faut qu’un souverain soit condamnable (à mort s’il était particulier) pour qu’en conscience un autre souverain ait le droit de le détrôner. Lisez Puffendorf et Grotius, vous y ferez de belles découvertes.

Il y a cependant des guerres justes, quoique vous n’en admettiez point : celles qu’exige sa propre défense sont incontestablement de ce genre. J’avoue que la domination des Turcs est dure, et même barbare : je confesse que la Grèce surtout est de tous les pays de cette domination le plus à plaindre ; mais souvenez-vous de l’injuste sentence de l’aréopage[3] contre Socrate, rappelez-vous la barbarie dont les Athéniens usèrent envers leurs amiraux, qui, ayant gagné une bataille navale, ne purent dans une tempête enterrer leurs morts.

Vous dites vous-même que c’est peut-être en punition de ces crimes qu’ils sont assujettis et avilis par des barbares. Est-ce à moi de les en délivrer ? Sais-je si le terme posé à leur pénitence est fini, ou combien elle doit

  1. « Que les quarante-huit propositions d’Euclide. » (Édit. de Berlin.)
  2. Dans les Questions sur l’Encyclopédie ; voyez tome XIX, page 318.
  3. Ou plutôt du tribunal des héliastes.