Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome5.djvu/416

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je vous dis seulement comment pensent les autres peuples ; et vous savez, monsieur, vous qui, dans votre première jeunesse, avez voyagé pour vous instruire, vous savez que presque chaque peuple a ses hommes de génie, qu’il préfère à ceux de ses voisins.

Si vous descendez des arts de l’esprit pur à ceux où la main a plus de part, quel peintre oserions-nous préférer aux grands peintres d’Italie ? C’est dans le seul art des Sophocle que toutes les nations s’accordent à donner la préférence à la nôtre : c’est pourquoi, dans plusieurs villes d’Italie, la bonne compagnie se rassemble pour représenter nos pièces, ou dans notre langue, ou en italien ; c’est ce qui fait qu’on trouve des théâtres français à Vienne et à Pétersbourg.

Ce qu’on pouvait reprocher à la scène française était le manque d’action et d’appareil. Les tragédies étaient souvent de longues conversations en cinq actes. Comment hasarder ces spectacles pompeux, ces tableaux frappants, ces actions grandes et terribles, qui, bien ménagées, sont un des plus grands ressorts de la tragédie ; comment apporter le corps de César sanglant sur la scène[1] ; comment faire descendre une reine éperdue dans le tombeau de son époux, et l’en faire sortir mourante de la main de son fils[2], au milieu d’une foule qui cache, et le tombeau, et le fils, et la mère, et qui énerve la terreur du spectacle par le contraste du ridicule ?

C’est de ce défaut monstrueux que vos seuls bienfaits ont purgé la scène ; et quand il se trouvera des génies qui sauront allier la pompe d’un appareil nécessaire et la vivacité d’une action également terrible et vraisemblable à la force des pensées, et surtout à la belle et naturelle poésie, sans laquelle l’art dramatique n’est rien, ce sera vous, monsieur, que la postérité devra remercier[3].

  1. Dans la Mort de César, acte III, scène viii ; voyez Théâtre, tome II.
  2. Dans Sémiramis, acte V, scènes ii et viii ; voyez Théâtre, tome III.
  3. Il y avait longtemps que M. de Voltaire avait réclamé contre l’usage ridicule de placer les spectateurs sur le théâtre, et de rétrécir l’avant-scène par des banquettes, lorsque M. le comte de Lauraguais donna les sommes nécessaires pour mettre les comédiens à portée de détruire cet usage.

    M. de Voltaire s’est élevé contre l’indécence d’un parterre debout et tumultueux ; et dans les nouvelles salles construites à Paris, le parterre est assis. Ses justes réclamations ont été écoutées sur des objets plus importants. On lui doit en grande partie la suppression des sépultures dans les églises, l’établissement des cimetières hors des villes, la diminution du nombre des fêtes, même celle qu’ont ordonnée des évêques qui n’avaient jamais lu ses ouvrages ; enfin l’abolition de la