Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome7.djvu/503

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

PREMIER l{ JOURNÉE. 493

on Sicile, et il était assez puissant ])our me résister ; parlons de Tenipereiir Maurice qui régnait alors à Constantinople, 11 passa en Italie pour se venger de ce qu’on lui disputait la souveraineté des fiefs du saint empire romain. Il ravagea toutes les campagnes, et il n’y eut ni hameau ni ville qui ne tremblât en voyant les aigles de ses étendards.

Votre père le roi de Sicile, qui voyait l’orage approcher de ses États, nous accorda un i)ardon général, à nos voleurs et à moi : (ô sottes raisons d’État !) il eut recours à mes bandits comme à des troupes auxiliaires, et bientôt mon métier infâme devint une occupation glorieuse. Je combattis l’empereur Maurice avec tant de succès qu’il mourut de ma main dans une bataille. Toutes ses grandeurs, tous ses triomphes, s’évanouirent ; son armée me nomma son capitaine par terre et par mer ; alors je les menai à Constantinople, qui se mit en défense ; je mis le siège devant ses murs pendant cinq années, sans que la chaleur des étés, ni le froid des hivers, ni la colère de la neige, ni la violence du soleil, me fissent quitter mes tranchées : enfin les habitants, presque ensevelis sous leurs ruines et demi-morts de faim, se soumirent à regret, et me nommèrent César. Depuis ma première entreprise jus([u’à la dernière, qui a été la réduction de l’Orient, j’ai combattu pendant trente années : vous pouvez vous en apercevoir à mes cheveux blancs, que ma main ridée et malpropre peigne assez rarement.

Me \oilà à présent revenu en Sicile ; et quoiqu’on puisse pré- sumer que j’y reviens par la petite vanité de montrer à mes concitoyens celui qu’ils ont vu bandit, et qui est à présent empereur, j’ai pourtant encore deux autres raisons de mon retour : ces deux raisons sont des propositions contraires ; l’une est la rancune, et l’autre l’amour. C’est ici, Cintia, qu’il faut me prêter attention.

Eudoxe, qui était femme et amante de Maurice, et qui le suivait dans toutes ses courses, la nuit comme le jour (à ce que m’ont dit plusieurs de ses sujets), fut surprise des douleurs de l’enfantement le jour que j’avais tué son mari dans la l)ataille : elle accoucha dans les bras d’un vieux gentilhomme, nommé Astolphe, qui était venu en ambassade vers moi de la part de l’empereur Maurice, un peu avant la bataille, je ne sais pour quelle aft’aire. Je me souviens très-bien de cet Astolphe ; et, si je le voyais, je le reconnaîtrais. Quoi qu’il en soit, l’impératrice Eudoxe donna le jour à un petit enfant, si pourtant on peut donner le jour dans les ténèbres. La mère mourut en accouchant