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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome8.djvu/343

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VIRGILE.

la force de son art a tiré de ce terrain ingrat est presque incroyable ; vous voyez partout la main d’un homme sage qui lutte contre les difficultés ; il dispose avec choix tout ce que la brillante imagination d’Homère avait répandu avec une profusion sans règle.

Pour moi, s’il m’est permis de dire ce qui me blesse davantage dans les six derniers livres de l’Énéide, c’est qu’on est tenté, en les lisant, de prendre le parti de Turnus contre Énée. Je vois en la personne de Turnus un jeune prince passionnément amoureux, prêt à épouser une princesse qui n’a point pour lui de répugnance ; il est favorisé dans sa passion par la mère de Lavinie, qui l’aime comme son fils ; les Latins et les Rutules désirent également ce mariage, qui semble devoir assurer la tranquillité publique, le bonheur de Turnus, celui d’Amate, et même de Lavinie : au milieu de ces douces espérances, lorsqu’on touche au moment de tant de félicités, voici qu’un étranger, un fugitif, arrive des côtes d’Afrique. Il envoie une ambassade au roi latin pour obtenir un asile ; le bon vieux roi commence par lui offrir sa fille, qu’Énée ne lui demandait pas ; de là suit une guerre cruelle ; encore ne commence-t-elle que par hasard, et par une aventure commune et petite. Turnus, en combattant pour sa maîtresse, est tué impitoyablement par Énée ; la mère de Lavinie au désespoir se donne la mort ; et le faible roi latin, pendant tout ce tumulte, ne sait ni refuser ni accepter Turnus pour son gendre, ni faire la guerre ni la paix ; il se retire au fond de son palais, laissant Turnus et Énée se battre pour sa fille, sûr d’avoir un gendre, quoi qu’il arrive.

Il eût été aisé, ce me semble, de remédier à ce grand défaut : il fallait peut-être qu’Énée eût à délivrer Lavinie d’un ennemi, plutôt qu’à combattre un jeune et aimable amant qui avait tant de droits sur elle : et qu’il secourût le vieux roi Latinus au lieu de ravager son pays. Il a trop l’air du ravisseur de Lavinie : j’aimerais qu’il en fût le vengeur ; je voudrais qu’il eût un rival que je pusse haïr, afin de m’intéresser davantage au héros ; une telle, disposition eût été une source de beautés nouvelles ; le père et la mère de Lavinie, cette jeune princesse même, eussent eu des personnages plus convenables à jouer. Mais ma présomption va trop loin, ce n’est point à un jeune peintre[1] à oser reprendre les défauts d’un Raphaël ; et je ne puis pas dire, comme le Corrége : Son pittore anch’io.

  1. Cette phrase ne se trouve pas dans la traduction par Desfontaines. Elle est dans l’édition de 1733 ; l’auteur avait alors trente-neuf ans. (B.)