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MILTON.

plus belle, et ne fut si mal plaidée de part et d’autre. Saumaise défendit en pédant le parti d’un roi mort sur l’échafaud, d’une famille royale errante dans l’Europe, et de tous les rois même de l’Europe, intéressés dans cette querelle. Milton soutint en mauvais déclamateur la cause d’un peuple victorieux, qui se vantait d’avoir jugé son prince selon les lois. La mémoire de cette révolution étrange ne périra jamais chez les hommes, et les livres de Saumaise et de Milton sont déjà ensevelis dans l’oubli. Milton, que les Anglais regardent aujourd’hui comme un poëte divin, était un très-mauvais écrivain en prose.

Il avait cinquante-deux ans lorsque la famille royale fut rétablie. Il fut compris dans l’amnistie que Charles II donna aux ennemis de son père ; mais il fut déclaré, par l’acte même d’amnistie, incapable de posséder aucune charge dans le royaume. Ce fut alors qu’il commença son poëme épique, à l’âge où Virgile avait fini le sien. À peine avait-il mis la main à cet ouvrage, qu’il fut privé de la vue. Il se trouva pauvre, abandonné, et aveugle, et ne fut point découragé. Il employa neuf années à composer le Paradis perdu. Il avait alors très-peu de réputation ; les beaux esprits de la cour de Charles II ou ne le connaissaient pas, ou n’avaient pour lui nulle estime. Il n’est pas étonnant qu’un ancien secrétaire de Cromwell, vieilli dans la retraite, aveugle, et sans biens, fût ignoré ou méprisé dans une cour qui avait fait succéder à l’austérité du gouvernement du Protecteur toute la galanterie de la cour de Louis XIV, et dans laquelle on ne goûtait que les poésies efféminées, la mollesse de Waller, les satires du comte de Rochester, et l’esprit de Cowley.

Une preuve indubitable qu’il avait très-peu de réputation, c’est qu’il eut beaucoup de peine à trouver un libraire qui voulût imprimer son Paradis perdu : le titre seul révoltait, et tout ce qui avait quelque rapport à la religion était alors hors de mode. Enfin Thompson[1] lui donna trente pistoles de cet ouvrage, qui a

  1. Milton, le 26 avril 1667, vendit son manuscrit à Samuel Simmons pour cinq livres sterling payées comptant, avec promesse du libraire d’en payer cinq de plus quand il aurait vendu plus de treize cents exemplaires de la première édition, cinq autres après la vente d’un même nombre de la seconde, et enfin cinq après un pareil débit lors de la troisième. Il n’avait paru que deux éditions quand Milton mourut, le 10 novembre 1674 (vieux style), n’ayant ainsi reçu que quinze livres sterling. Sa veuve, en 1680, vendit tous ses droits moyennant huit livres sterling à S. Simmons. Celui-ci transporta, moyennant vingt-cinq livres sterling, tous ses droits à Brabazon Aylmer, qui les vendit à Jacob Tonson, une moitié le 17 avril 1683, et l’autre moitié le 21 mars 1690, moyennant une somme plus considérable. Voyez les Vies de Milton et d’Addison, par S. Johnson (traduit par Boulard), in-18, tome Ier, pages 100-101. (B.)