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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

valu depuis plus de cent mille écus aux héritiers de ce Thompson. Encore ce libraire avait-il si peur de faire un mauvais marché, qu’il stipula que la moitié de ces trente pistoles ne serait payable qu’en cas qu’on fît une seconde édition du poëme, édition que Milton n’eut jamais la consolation de voir. Il resta pauvre et sans gloire : son nom doit augmenter la liste des grands génies persécutés de la fortune.

Le Paradis perdu fut donc négligé[1] à Londres, et Milton mourut sans se douter qu’il aurait un jour de la réputation. Ce fut le lord Somers et le docteur Atterbury, depuis évêque de Rochester, qui voulurent enfin que l’Angleterre eût un poëme épique. Ils engagèrent les héritiers de Thompson à faire une belle édition du Paradis perdu. Leur suffrage en entraîna plusieurs : depuis, le célèbre M. Addison écrivit en forme, pour prouver que ce poëme égalait ceux de Virgile et d’Homère. Les Anglais commencèrent à se le persuader, et la réputation de Milton fut fixée.

Il peut avoir imité plusieurs morceaux du grand nombre de poèmes latins faits de tout temps sur ce sujet, l’Adamus exul de Grotius, un nommé Mazen ou Mazenius[2], et beaucoup d’autres, tous inconnus au commun des lecteurs. Il a pu prendre dans le Tasse la description de l’enfer, le caractère de Satan, le conseil des démons : imiter ainsi, ce n’est point être plagiaire, c’est lutter, comme dit Boileau, contre son original ; c’est enrichir sa langue des beautés des langues étrangères : c’est nourrir son génie et l’accroître du génie des autres ; c’est ressembler à Virgile, qui imita Homère. Sans doute Milton a jouté contre le Tasse avec des armes inégales ; la langue anglaise ne pouvait rendre l’harmonie des vers italiens,

Chiama gli abitator dell’ombre eterne[3]
Il rauco suon della tartarea tromba ;
Treman le spaziose atre caverne,
E l’aer cieco a quel romor rimbomba, etc…

Cependant Milton a trouvé l’art d’imiter heureusement tous ces beaux morceaux. Il est vrai que ce qui n’est qu’un épisode

  1. Johnson observe que les livres ne se vendaient pas du temps de Milton comme aujourd’hui. La lecture n’était pas alors l’amusement général… Dans l’espace de quarante-un ans, depuis 1623 jusqu’à 1664, l’Angleterre se contenta de deux éditions des œuvres de Shakespeare, qui probablement ne formaient pas ensemble mille exemplaires. (B.)
  2. Voltaire a reparlé, en 1771, Du reproche de plagiat fait à Milton. (B.)
  3. Le Tasse, chant IV, stance III.