Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome9.djvu/178

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" Entrez, dit-elle, aimable voyageuse ;
Quel bon patron, quelle fête joyeuse
Peut amener aux pieds de nos autels
Cette beauté dangereuse aux mortels ?
Seriez-vous point quelque ange ou quelque sainte
Qui des hauts cieux abandonne l’enceinte,
Pour ici-bas nous faire la faveur
De consoler les filles du Seigneur ? "



Agnès répond : " C’est pour moi trop d’honneur.
Je suis, ma sœur, une pauvre mondaine ;
De grands péchés mes beaux jours sont ourdis ;
Et si jamais je vais en paradis,
Je n’y serais qu’auprès de Magdeleine.
De mon destin le caprice fatal,
Dieu, mon bon ange, et surtout mon cheval,
Ne sais comment, en ces lieux m’ont portée.
De grands remords mon âme est agitée ;
Mon cœur n’est point dans le crime endurci ;
J’aime le bien, j’en ai perdu la trace,
Je la retrouve, et je sens que la grâce
Pour mon salut veut que je couche ici. "



Ma sœur Besogne, avec douceur prudente,
Encouragea la belle pénitente :
Et, de la grâce exaltant les attraits,
Dans sa cellule elle conduit Agnès ;
Cellule propre et bien illuminée,
Pleine de fleurs, et galamment ornée,
Lit ample et doux : on dirait que l’Amour
A de ses mains arrangé ce séjour.
Agnès tout bas louant la Providence,
Vit qu’il est doux de faire pénitence.



Après souper (car je n’omettrai point
Dans mes récits ce noble et digne point),
Besogne dit à la belle étrangère :
" Il est nuit close, et vous savez, ma chère,
Que c’est le temps où les esprits malins[1]
Rôdent partout, et vont tenter les saints.
Il nous faut faire une œuvre profitable ;

  1. Ce ne fut jamais que pendant la nuit que les lémures, les larves, les bons et
    mauvais génies apparurent : il en était de même de nos farfadets, le chant du coq
    les faisait tous disparaître. (Note de Voltaire, 1762)