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POËME SUR LE DÉSASTRE DE LISBONNE.

Platon dit qu’autrefois l’homme avait eu des ailes,
Un corps impénétrable aux atteintes mortelles ;
La douleur, le trépas, n’approchaient point de lui.
De cet état brillant qu’il diffère aujourd’hui !
Il rampe, il souffre, il meurt ; tout ce qui naît expire ;
De la destruction la nature est l’empire.
Un faible composé de nerfs et d’ossements
Ne peut être insensible au choc des éléments ;
Ce mélange de sang, de liqueurs, et de poudre,
Puisqu’il fut assemblé, fut fait pour se dissoudre ;
Et le sentiment prompt de ces nerfs délicats
Fut soumis aux douleurs, ministres du trépas :
C’est là ce que m’apprend la voix de la nature.
J’abandonne Platon, je rejette Épicure.
Bayle en sait plus qu’eux tous ; je vais le consulter :
La balance à la main, Bayle enseigne à douter[1]

  1. Une centaine de remarques répandues dans le Dictionnaire de Bayle lui ont fait une réputation immortelle. Il a laissé la dispute sur l’origine du mal indécise. Chez lui toutes les opinions sont exposées ; toutes les raisons qui les soutiennent, toutes les raisons qui les ébranlent, sont également approfondies ; c’est l’avocat général des philosophes, mais il ne donne point ses conclusions. Il est comme Cicéron, qui souvent, dans ses ouvrages philosophiques, soutient son caractère d’académicien indécis, ainsi que l’a remarqué le savant et judicieux abbé d’Olivet.

    Je crois devoir essayer ici d’adoucir ceux qui s’acharnent depuis quelques années avec tant de violence et si vainement contre Bayle ; j’ai tort de dire vainement, car ils ne servent qu’à le faire lire avec plus d’avidité. Ils devraient apprendre de lui à raisonner et à être modérés : jamais d’ailleurs le philosophe Bayle n’a nié ni la Providence, ni l’immortalité de l’âme. On traduit Cicéron, on le commente, on le fait servir à l’éducation des princes ; mais que trouve-t-on presque à chaque page dans Cicéron, parmi plusieurs choses admirables ? on y trouve que « s’il est une Providence, elle est blâmable d’avoir donné aux hommes une intelligence dont elle savait qu’ils devaient abuser. » Sic vestra ista Providentia reprehendenda, quæ rationem dederit iis quos scierit ea perverse et improbe usuros. (De Natura deorum, lib. III, cap. xxxi.)

    « Jamais personne n’a cru que la vertu vînt des dieux, et on a eu raison. » Virtutem autem nemo unquam Deo retulit ; nimirum recte. (Ibid., cap. xxxvi.)

    « Qu’un criminel meure impuni, vous dites que les dieux le frappent dans sa postérité. Une ville souffrirait-elle un législateur qui condamnerait les petits-enfants pour les crimes de leur grand-père ? » Ferretne ulla civitas latorem istius modi legis ut condemnaretur filius aut nepos, si pater aut avus deliquisset ? (Ibid., cap. xxxviii.)

    Et ce qu’il y a de plus étrange, c’est que Cicéron finit son livre de la Nature des dieux sans réfuter de telles assertions. Il soutient en cent endroits la mortalité de l’âme, dans ses Tusculanes, après avoir soutenu son immortalité.

    Il y a bien plus ; c’est à tout le sénat de Rome qu’il dit, dans son plaidoyer pour Cluentius : « Quel mal lui a fait la mort ? Nous rejetons tous les fables ineptes des enfers ; qu’est-ce donc que la mort lui a ôté, sinon le sentiment des dou-