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DES PRÉJUGÉS POPULAIRES.

qu’ils mettaient sous le nez des possédés[1] et employaient une formule tirée d’un prétendu livre de Salomon. Enfin ils étaient tellement en possession de chasser les diables que notre Sauveur lui-même, accusé, selon saint Matthieu, de les chasser par les enchantements de Belzébuth, accorde que les Juifs ont le même pouvoir, et leur demande si c’est par Belzébuth qu’ils triomphent des esprits malins.

Certes, si les mêmes Juifs qui firent mourir Jésus avaient eu le pouvoir de faire de tels miracles, si les pharisiens chassaient en effet les diables, ils faisaient donc le même prodige qu’opérait le Sauveur. Ils avaient le don que Jésus communiquait à ses disciples ; et s’ils ne l’avaient pas, Jésus se conformait donc au préjugé populaire, en daignant supposer que ses implacables ennemis, qu’il appelait race de vipères, avaient le don des miracles et dominaient sur les démons. Il est vrai que ni les Juifs ni les chrétiens ne jouissent plus aujourd’hui de cette prérogative longtemps si commune. Il y a toujours des exorcistes, mais on ne voit plus de diables ni de possédés[2] : tant les choses changent avec le temps ! Il était dans l’ordre alors qu’il y eût des possédés, et il est bon qu’il n’y en ait plus aujourd’hui. Les prodiges nécessaires pour élever un édifice divin sont inutiles quand il est au comble. Tout a changé sur la terre : la vertu seule ne change jamais. Elle est

  1. Cette racine se nomme Barad, Barat ou Barath. Voyez dans les Mélanges, année 1763, le Traité sur la Tolérance, chap. xii ; année 1767, l’Examen important de milord Bolingbroke, chap. xiv ; année 1768, les Instructions à A.-J. Rustan ; année 1776, Un Chrétien contre six Juifs, paragraphe xxxvii ; et année 1777, l’Histoire de l’établissement du christianisme, chap. v. (B.)
  2. M. de Voltaire fait trop d’honneur à notre siècle. Nous avons encore des possédés, non-seulement à Besançon, où le diable les conduit tous les ans pour avoir le plaisir de se faire chasser par la présence du Saint-Suaire, mais à Paris même. Pendant la semaine sainte, la nuit, dans l’église de la Sainte-Chapelle, on joue une farce religieuse où des possédés tombent en convulsion à la vue d’un prétendu morceau de la vraie croix. On imaginerait difficilement un spectacle plus indécent ou plus dégoûtant ; mais aussi on en trouverait difficilement un qui prouvât mieux jusqu’à quel point la superstition peut dégrader l’espèce humaine, et surtout jusqu’à quel point l’amour de l’argent et l’envie de dominer sur le peuple peuvent endurcir des prêtres contre la honte, et les déterminer à se dévouer au mépris public. Il est étonnant que les chefs du clergé et ceux de la magistrature n’aient pas daigné se réunir pour abolir ce scandale, qui souille également et l’église de Jésus-Christ et le temple de la justice. En 1777, un de ces prétendus possédés profita de cette qualité pour proférer devant le peuple assemblé tous les blasphèmes dont il se put aviser. Un homme raisonnable qui aurait parlé avec la même franchise eût été brûlé vif. Le possédé en fut quitte pour une double dose d’eau bénite. L’année d’après, la bonne compagnie y courut en foule, dans l’espérance d’entendre blasphémer ; mais la police avait ordonné au diable de se taire, et le diable obéit. (K.)