Page:Wagner - À Mathilde Wesendonk, t1, 1905, trad. Khnopff.djvu/98

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que j’aie à accomplir une destinée particulière : sinon comment aurais-je pu résister si longtemps déjà et comment résisterais-je encore aujourd’hui, notamment ? — Ce qui est angoissant, c’est de sentir, de plus en plus, qu’aucun être, à vrai dire — aucun homme, du moins — ne s’intéresse à moi sérieusement, du fond de son cœur ; et, avec Schopenhauer, je me prends à douter de la possibilité de toute véritable amitié, je suis disposé à reléguer ce qu’on appelle ainsi dans le domaine de la fable. On ne s’imagine pas le moins du monde combien rarement un ami arrive à se rendre compte de la situation — pour ne point parler du caractère intime — de celui qu’il intitule son ami. Mais ceci s’explique de soi-même : d’après la nature des choses, cette amitié sublime ne peut constituer qu’un idéal, tandis que la Nature même, cette créatrice, cette égoïste cruelle dès l’origine, ne pourrait, même avec la meilleure volonté, y rien changer. Elle ne peut que se considérer dans chaque individu comme étant le monde tout entier, et ne reconnaître l’autre individualité qu’autant que celle-ci flatte cette erronée conception du moi. Voilà la vérité ! Et malgré cela, on tient bon ! Dieu ! quelle valeur doit donc avoir ce pour quoi l’on souffre encore, après de telles constatations !

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