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WOTAN, souriant,

Si tu désires, femme, m’y retenir, dis donc au Dieu, dès à présent, les moyens, en demeurant au Burg, de conquérir pour soi l’univers, hors du Burg. Le changement ! tout ce qui vit à l’amour du changement : je ne puis donc non plus m’y soustraire.

FRICKA

Homme sans amour ! le plus méchant des hommes ! C’est à ces vains hochets, puissance, domination, que tu sacrifies l’Amour, et le mérite d’une épouse[1] indignement bernée par toi ?

WOTAN, grave.

Pour le conquérir comme épouse, j’ai laissé l’un de mes yeux en gage[2] : quelle folie c’est à toi de récriminer main-

  1. Littéralement : « l’Amour » (d’une part) «  et » (d’autre part) « la précieuse valeur de la Femme » (Weibes). C’est de Freya qu’il s’agit ici : la musique et, un peu plus loin, presque textuellement pareilles, les paroles prononcées par Loge, ne laissent nul doute. Mais comme la réponse de Wotan se réfère à ce même vocable Weib, qu’il applique alors à Fricka ; comme d’ailleurs la phrase de Fricka peut à la rigueur, dans l’original, prêter à l’amphibologie, j’ai adopté ici la signification la plus directement dramatique. Aussi bien le choix de Wotan (entre la Puissance et l’Amour) n’est-il pas encore arrêté, sa réplique suffit à le prouver. – On pourra néanmoins remarquer que (Freya étant un symbole de Beauté, de Jeunesse, – et d’Amour) le sens intégral reste sauf, grâce aux mots : « l’Amour », suivis d’une virgule. – Je profite de cette occasion pour déclarer : que je ne m’astreindrai plus, par la suite, à des justifications de cette espèce. Que celle-ci serve à démontrer qu’en chacun des cas analogies, tous les sens de tous les passages furent étudies, approfondis, et toutes les traductions, de tous les mois, déridées par de scrupuleux raisonnements.
  2. Wotan, dans la Tétralogie, comme dans les sources norraines du drame, est en effet un dieu borgne : « Je sais, Odin, où tu as caché ton œil ; c’est dans le puits limpide de Mimer, » lit-on dans l’Edda de Sormund, qui nomme cet œil, un peu plus loin, « le gage du Père-des-Prédestinés » (c’est-à-dire Odin ou Wotan). Snorro dans son Edda, citant ces vers, ajoute : que « la Raison et la Sagesse sont cachées dans le puits de Mimer. Mimer est plein de science, parce qu’il boit de l’eau de ce puits… Odın y vint un jour et demanda une gorgée, qu’il ne put obtenir avant d’avoir mis l’un de ses yeux en gage. » Et Wagner fait dire par la Première Norne, en la première des scènes du Crépuscule-des-Dieux : « … sous le frais ombrage bruissait une source, dont les flots, en courant, chuchotaient la sagesse… – Un Dieu hardi vint pour boire à la source : d’un de ses yeux, pour jamais abandonné, il acheta ce droit. » Donc Fricka est, personnifiée, cette gorgée d’eau de la source de sapience ; elle est la « Sagesse » acquise par Wotan, incarnée par Wagner pour faire vivre à nos yeux les dramatiques luttes intérieures de cette sublime âme de Wotan, de cette immense âme d’Homme divinisé ; c’est ainsi que s’incarnera plus loin, en cette admirable Brünnhilde, la vivante Volonté d’aimer révoltée, dans le cœur du Dieu, contre la froide sagesse, contre l’étroite coutume, – contre Fricka. Vous aurons, et dans la Walküre, et dans tel passage de Siegfried, l’occasion d’insister sur ces sens symboliques. – Quant à « l’œil de Wotan », d’après les mythographes, cet œil est simplement le soleil. Wagner, on s’en apercevra, s’est servi çà et là de cette interprétation ; mais il l’a, suivant l’habitude de son génie, enrichie d’un nouvel et profond sens philosophique dont s’éclaire son quadruple drame, et que nous montrerons en temps opportun (à propos de Siegfried, acte III. – Cf. p. 491, note (1).)