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Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/39

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Cariola. — Quelle est-elle ?

Antonio. — Je me demande pourquoi les dames mal partagées par la nature prennent généralement à leur service des suivantes encore plus mal loties et n’en peuvent supporter de jolies ?

La duchesse. — Ô, la raison en est par trop simple. Y a-t-il exemple d’un rapin qui soit allé se loger à côté d’un peintre de valeur ? Ce voisinage déprécierait par trop ses travaux. Il y a longtemps que nous n’avons plus été gais comme ce soir… Bon, voilà mes cheveux qui s’embrouillent…

Antonio. — Je t’en prie, Cariola, glissons-nous hors de la chambre et laissons-la se parler à elle-même. Je lui ai souvent joué ce tour pour la taquiner. J’aime la voir légèrement en colère. Doucement, Cariola. (Exeunt Antonio et Cariola.)

La duchesse. — On dirait que mes cheveux grisonnent ? Quand ils auront complètement changé de couleur, toute la cour se poudrera à l’iris pour me ressembler. — Vous avez raison de m’aimer, Antonio, je vous ai introduit dans mon cœur avant que vous ayez daigné m’en demander les clefs ! (Entre Ferdinand.)
Un jour mes frères vous surprendront dans votre sommeil. La présence du duc à la cour aurait dû, me semble-t-il, vous retenir dans votre propre lit. Mais vous m’objecterez que le plus doux est l’amour mélangé d’inquiétudes… Pourtant je suis résolue à ne plus vous donner d’enfants avant que mes frères consentent à en être les parrains. Avez-vous perdu votre langue ? À la grâce de Dieu. Que je meure ou que je vive, je vivrai et mourrai en princesse…

Ferdinand. — Meurs donc, sur le champ ! (Il lui donne un poignard.) Où t’es-tu cachée, ô vertu ? Quelque odieuse nuée t’offusque ?

La duchesse. — De grâce. Seigneur, écoutez-moi.

Ferdinand. — Ou est-il vrai, ô vertu ! que tu ne sois qu’un vain mot.

La duchesse. — Monsieur…

Ferdinand. — Ne parle pas.

La duchesse. — Non, Monsieur… Pour vous écouter, mon âme habitera mes oreilles…

Ferdinand. — Ô trop imparfaite lumière de la raison humaine qui nous permet de prévoir l’irrémissible ! Assouvis tes désirs, vautre-toi dans la honte ! Tu n’y trouveras de repos que lorsque tu en auras dépassé toutes les limites et que tu en auras perdu toutes les notions.

La duchesse. — De grâce. Seigneur, écoutez-moi. Je suis mariée.

Ferdinand. — Vraiment.

La duchesse. — Malheureusement, contre votre gré. Mais vos ciseaux