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Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/40

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arrivent un peu tard pour contrarier ma préférence et lui couper les ailes. L’oiseau a déjà pris son vol. Voulez-vous voir mon mari ?

Ferdinand. — Oui, si je pouvais échanger mes yeux contre ceux d’un basilic…

La duchesse. — Pourtant, c’est lui qui a dû vous introduire ici…

Ferdinand. — Les hurlements du loup sont de la musique, comparés à tes cris d’orfraie. Tais-toi, veux-tu ? — Qui que tu sois, toi qui as abusé de ma sœur, — car je suis sûr que tu m’entends, — pour l’amour de toi fais en sorte que je ne te connaisse jamais. Je vins ici dans l’intention de te découvrir ; mais à présent je suis persuadé que les conséquences de cette découverte nous damneraient tous deux. Je ne voudrais pas, pour dix millions, t’avoir vu. Donc à toi d’user de tous les moyens pour que j’ignore toujours ton nom. À cette condition continue de jouir de ta luxure et de ta misérable vie ! — Et quant à toi, femme vile, si tu souhaites que ton paillard vive longtemps entre tes bras, à ta place je lui construirais un de ces ermitages où nos anachorètes vaguent à de plus saintes occupations. Que le soleil ne l’éclaire plus tant qu’il vivra ; qu’il ne converse qu’avec les chiens, les singes et les êtres muets auxquels la nature interdit de prononcer son nom. N’apprivoise pas un perroquet de peur qu’il ne l’apprenne. Si tu l’aimes, arrache-toi la langue, de crainte qu’elle ne le trahisse !

La duchesse. — Pourquoi ne pouvais-je me marier ? Je n’ai pas créé par là une mode ou une coutume nouvelle !

Ferdinand. — Tu es perdue ! Tu m’as cuirassé le cœur au moyen de la lourde chape en plomb qui recelait les ossements de ton époux.

La duchesse. — Mon propre cœur saigne à cette pensée.

Ferdinand. — Le tien ! Ton cœur à toi ! Que représente-t-il, sinon un boulet creux dévoré d’un feu inextinguible !

La duchesse. — Vous êtes trop rigide en ceci ; et si vous n’étiez mon suzerain et mon frère, je dirais trop tyrannique. Ma réputation est sauve…

Ferdinand. — Sais-tu seulement ce qu’on appelle réputation ? Je te le dirai, sans grande utilité puisque l’enseignement vient trop tard. Un certain jour la Réputation, l’Amour et la Mort décidèrent de parcourir le monde et convinrent de se séparer en prenant trois voies différentes. La Mort dit qu’on la retrouverait au cœur des grandes batailles ou des cités ravagées par les fléaux. L’Amour leur recommanda de s’informer de lui parmi les pâtres obscurs qui ne s’entretiennent jamais de trésors, et parfois aussi auprès de paisibles orphelins auxquels leurs parents n’ont rien laissé. « Arrêtez ! » s’écria la réputation, « ne m’abandonnez pas ; car à cause de mon essence même, ceux qui se séparent de moi ne me retrouveront plus