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Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/44

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mable vous avez rejeté loin de vous, en un moment d’humeur folle, pour la bénédiction de celui qui le ramassera. C’était un parfait homme de cour, un conseiller fidèle, un soldat connaissant sa valeur sans en tirer vanité. Ses vertus autant que sa personne méritaient un meilleur destin. Dans la conversation, il prenait un plus grand plaisir à écouter et à réfléchir qu’à briller pour son compte. Dans sa poitrine s’étaient réfugiées toutes les perfections et celles-ci n’y faisaient pourtant pas plus de bruit que les pénitentes dans un confessionnal…

La duchesse. — Mais il était de basse extraction…

Bosola. — Votre jugement n’est-il pas plus équitable que celui des conseillers héraldiques qui négligent les qualités des hommes pour ne tenir compte que de leur généalogie ? Il vous manquera, car sachez que pour un prince, l’honnête homme d’État est un cèdre planté au bord d’une source. La source humecte les racines de l’arbre et l’arbre reconnaissant la protège de son ombre. Que n’avez-vous joué le rôle de la source ? Vrai, je préférerais naviguer jusqu’aux îles Bermudes, avec, pour tout esquif, une couple de vessies de politiciens réunies au moyen de la fibre d’un cœur d’espion, que de dépendre de la faveur d’un souverain aussi capricieux… Adieu, Antonio ! La malignité publique a provoqué ta disgrâce, mais sans te faire grand mal, puisque ta chute même a exalté ta vertu.

La duchesse. — Ô, tes paroles me sont une délicieuse musique !

Bosola. — Que voulez-vous dire ?

La duchesse. — L’homme accompli dont vous parlez est mon époux.

Bosola. — Se pourrait-il ? Cette époque d’ambition aurait-elle vu naître des cœurs assez larges pour s’attacher un homme uniquement à cause de ses mérites et quoiqu’il fût dénué de tous les vains avantages du rang et de la fortune ?

La duchesse. — Je lui ai déjà donné trois enfants.

Bosola. — Heureuse princesse qui avez fait de votre lit nuptial le tendre et radieux tabernacle de la vertu ! Sans doute, plus d’un bachelier sans fortune vous prônera pour cette action et se réjouira de l’encouragement accordé au mérite. Les vierges sans dot espéreront que, piqués au jeu, de riches poursuivants imitent votre désintéressement. C’est au point que, dans leur admiration, si vous aviez besoin de soldats, les Turcs et les Maures se convertiraient pour guerroyer à votre service. Enfin, pour l’amour de cet homme modèle que vous avez élevé au pouvoir, les poètes, vos contemporains, chanteront vos louanges à satiété, et vous couvriront de fleurs de rhétorique, même lorsque vous serez couchée dans la tombe ; si bien que cette tombe deviendra mieux que le salon des princes vivants, le rendez-vous, le sanctuaire des beaux et bons esprits. Quant à Antonio, sa renom-