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Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/60

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La duchesse. — Ne suis-je pas ta souveraine ?

Bosola. — Une grande dame, incontestablement, car sur ton front, encadré de cheveux gris, les rides s’accusent vingt ans plus tôt que chez le commun des mortelles. Tu dors plus mal qu’une souris forcée de nuiter dans l’oreille d’un chat. À l’enfant en mal de dentition qu’on coucherait près de toi, tu semblerais le coucheur le plus remuant des deux.

La duchesse. — Je suis encore duchesse de Malfi.

Bosola. — C’est précisément cela qui interrompt ton sommeil. Pareilles aux vers luisants, les dignités brillent de loin ; mais vues de près elles ne répandent pas plus de lumière que de chaleur…

La duchesse. — Tu parles d’or…

Bosola. — Mon métier est de choyer les morts et non les vivants. Je suis fossoyeur.

La duchesse. — Et tu viens confectionner ma tombe ?

Bosola. — En effet.

La duchesse. — Tu plaisantes, je crois… De quelle matière sera-t-elle faite ?

Bosola. — À toi de me dire d’abord à quelle mode tu la désirerais ?

La duchesse. — Comme si l’on caressait encore des fantaisies sur son lit de mort et que dans la tombe même on continuait d’obéir à la mode !

Bosola. — Absolument. Les statues des mausolées n’élèvent pas les yeux au ciel pour prier, comme il arrivait aux princes qu’elles représentent, de le faire de leur vivant. Non, elles sont couchées, la tête dans leurs mains, comme si elles souffraient des dents. Elles ne fixent pas les yeux sur les étoiles, mais leurs pensées appartenant uniquement à la terre, c’est aussi vers la terre que ces effigies tournent le visage…

La duchesse. — Trêve de préambules. Apprends-moi franchement à quoi doit préluder cette conversation digne d’un charnier…

Bosola. — Tu vas le savoir. (Entrent des bourreaux avec une bière, des cordes et une cloche.)
Voici les présents de Leurs Grâces vos frères. Puissiez-vous les accueillir avec complaisance, car sous la forme d’un suprême chagrin il vous apportent leur dernière faveur.

La duchesse. — Voyons ces présents… Mon sang est si soumis à présent que je voudrais qu’il coulât dans les veines de mes frères pour leur bien…

Bosola. — Voici votre dernier logis…

Cariola. — Ô ma bonne maîtresse !

La duchesse. — Calme-toi ; cela ne m’effraie pas.

Bosola. — Je suis le sonneur public qu’on envoie généralement aux condamnés la veille de leur supplice.