Page:Weil - Écrits de Londres et dernières lettres, 1957.djvu/102

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

L’homme a suivi le diable. Il a reçu ce que le diable lui promettait. Mais mis en possession du couple bien et mal, il est aussi à son aise qu’un enfant qui aurait pris dans sa main un charbon brûlant. Il voudrait jeter le charbon. Il s’aperçoit que c’est difficile.

Il y a trois méthodes pour y parvenir.

La première est irréligieuse. Elle consiste à nier la réalité de l’opposition entre le bien et le mal. Notre siècle l’a essayée. Une horrible parole de Blake a eu parmi nos contemporains un grand retentissement : « Il vaut mieux étrangler un enfant dans son berceau que de garder au cœur un désir non satisfait. »

Seulement ce n’est pas le désir qui oriente l’effort, c’est le but. L’essence même de l’homme est l’effort orienté ; les pensées de l’âme, les mouvements du corps, n’en sont que des formes. Quand l’orientation disparaît, l’homme devient fou, au sens littéral, médical du mot. C’est pourquoi cette méthode, fondée sur le principe que tout se vaut, rend fou. Quoiqu’elle n’impose aucune contrainte, elle précipite l’homme dans un ennui semblable à celui des malheureux condamnés à la prison cellulaire, et dont la plus grande douleur est de n’avoir rien à faire.

L’Europe est tombée dans cet ennui depuis l’autre guerre. C’est pour cela qu’elle n’a fait presque aucun effort pour échapper aux camps de concentration.

Dans la prospérité, avec des ressources surabondantes, on essaie de tromper un tel ennui en jouant. Non pas des jeux d’enfants qui croient à leurs jeux. Des jeux d’hommes mûrs en captivité.

Mais dans le malheur les forces ne suffisent pas aux besoins. Le problème de savoir comment diriger ses forces ne se pose plus. L’homme n’a plus à diriger que son espérance. L’espoir des malheureux n’est pas matière à jeu. Le vide devient alors insupportable. Le système qui pose que tout se vaut est rejeté avec horreur.