Page:Weil - Écrits de Londres et dernières lettres, 1957.djvu/104

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ceux qui lui opposaient leur fierté. Les moyens mis en usage étaient indifférents, sinon du point de vue de l’efficacité.

Une Église peut jouer aussi le même rôle. L’apparition de l’Inquisition au Moyen Âge montre qu’un courant de totalitarisme s’était sans doute glissé dans la chrétienté. Heureusement il ne l’a pas emporté ; mais il a fait avorter peut-être cette civilisation chrétienne que le Moyen Âge avait été sur le point de produire.

De nos jours, les nations seules exercent cette fonction, non pas directement, mais par l’intermédiaire d’un parti d’État et des organisations qui l’entourent. Dans les pays à parti unique, le membre du parti qui une fois pour toutes a abdiqué toute autre qualité que celle-là n’est plus soumis au péché. Il peut être maladroit, à la manière d’une domestique qui casse une assiette. Mais quoi qu’il fasse, il ne peut faire aucun mal, car il est exclusivement le membre d’un corps, le Parti, la Nation, qui ne peut faire aucun mal.

Il ne perd cette protection, cette armure, que si soudain il redevient un être de chair et de sang, ou bien un être qui a une âme, bref autre chose qu’une parcelle de ce corps. Mais le privilège d’être affranchi du bien et du mal est si précieux que beaucoup d’hommes et de femmes, ayant choisi pour toujours, restent inflexibles devant l’amour, l’amitié, la souffrance physique et la mort.

Il leur en coûte, et il ne faut pas s’étonner qu’en contrepartie ils prennent plaisir à torturer les faibles. Ils ont besoin de se prouver expérimentalement à eux-mêmes la réalité de cette licence absolue dont ils ont payé si cher le privilège.

De même que l’indifférence au bien et au mal, une telle idolâtrie conduit à une sorte de folie. Mais ce sont deux folies très différentes. L’Allemagne avait contracté la première à un degré plus élevé qu’aucun pays