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Un repas ne se compare pas, il se mange. De même des paroles, écrites ou prononcées, se mangent dans la mesure où elles sont comestibles, c’est-à-dire pour autant qu’elles contiennent de la vérité. Elles n’ont pas d’autre destination.

Cela est bien oublié aujourd’hui.

Nous naissons et croissons dans le mensonge. La vérité ne nous vient que du dehors et nous vient toujours de Dieu. Il n’importe pas qu’elle vienne directement ou à travers des paroles humaines. Toute vérité qui pénètre en vous, et qui est accueillie par vous, vous a été personnellement destinée par Dieu. Si des paroles se trouvent avoir servi d’intermédiaire, l’être de chair et de sang d’où elles sont sorties n’a pas plus d’importance ni de valeur que le papier sur lequel est imprimé l’Évangile ; ou que l’ânesse à travers laquelle un récit de la Bible affirme qu’il a plu à Dieu d’avertir un prophète.

Je suis née douée de facultés intellectuelles médiocres. Croyez bien que si je le dis, c’est uniquement parce qu’en fait c’est ainsi. L’état où je suis tombée à vingt ans aurait dû assez vite les annuler (et pendant longtemps j’ai vécu et travaillé avec l’impression quotidienne qu’elles étaient littéralement à la veille de s’éteindre tout à fait). Elles ont été effectivement sérieusement entamées à plusieurs égards (vous avez pu avoir des occasions de le remarquer). Mais il y a des trésors de miséricorde divine pour ceux qui désirent la vérité. En aucun cas, quoi qu’il arrive, ils ne peuvent rester tout à fait dans les ténèbres.

En contrepartie de cette miséricorde, il y a l’obligation de tout piétiner en soi-même plutôt que de souffrir un empêchement au passage, à travers soi, de la vérité.

C’est cette obligation qui me force à écrire des choses que je sais n’avoir pas, personnellement, le droit d’écrire.