Page:Weil - Écrits de Londres et dernières lettres, 1957.djvu/227

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je n’y peux rien. Je travaille beaucoup ; je veux dire quant au temps consacré au travail ; car pour l’intensité et les résultats, je n’ai pas de moyen de contrôle, étant donné qu’on m’a assigné un travail purement intellectuel. On continue aussi à être beaucoup plus gentil pour moi que je n’aurais tendance à trouver raisonnable. Mais comme ce qui concerne le travail et toutes les impressions qui s’y rattachent n’est pas une matière qu’il soit si facile de traiter par correspondance, et que ma vie en ce moment se ramène à cela, je ne peux pas vous dire grand’chose de moi.

Ce n’est pas que j’y consacre vraiment le temps que je devrais et que je voudrais, car je perds un temps énorme toutes les fois que je circule dans Londres. Cela n’empêche pas que je m’y sens maintenant absolument chez moi, et que j’aime tendrement cette ville avec ses blessures.

Avant d’être plongée dans le travail, j’ai assisté à deux concerts à la National Gallery. Mais je crois que je vous en ai parlé. Une autre chose que j’aimerais pouvoir vous décrire, parce que c’est une goutte concentrée de pur esprit anglais dans ce qu’il a de plus délicieux, c’est une exposition du Food Ministry intitulée Potato Fair, pour encourager le public à manger des pommes de terre au lieu de nourritures d’overseas. C’est conçu comme une chose pour enfants. Il y a des « nursery rhymes » adaptés au sujet, des glaces déformantes montrant ce qu’on devient quand on ne mange pas de pommes de terre, etc. Ce qui me frappe le plus dans ce peuple, dans sa situation actuelle, c’est une bonne humeur qui n’est ni quelque chose de spontané ni quelque chose d’artificiel, qui vient d’un sentiment de camaraderie fraternelle et tendre dans une épreuve commune à tous. Je suis convaincue qu’en réalité, malgré la séparation des familles, la dureté du travail et le reste, on est en réalité plus heureux ici qu’il y a quelques années, à cause de cela.