Page:Weil - Écrits de Londres et dernières lettres, 1957.djvu/262

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matin (mais sans commettre d’excès, semble-t-il). Mère : méthodiste très pieuse. Six enfants, dont deux garçons, entre dix-neuf et neuf ans. La petite de neuf ans passe toute la journée du dimanche à l’église (méthodiste). C’est la seule de la famille (avec la mère). Elle aime bien ça. Il semble que le père est le seul de la famille qui lise le journal. La fille aînée (celle que je connais) ne pense à la guerre que comme possibilité de bombes pour elle. Elle ignore tout à fait ce qui se passe.

J’ai le plaisir de rectifier une information fausse que je vous avais transmise. On mange parfois ici en dessert de la compote de pommes passée, sans aucun mélange, comme chez nous.

Les mélanges se nomment « fruit fool ». C’est un peu de compote de fruits, passée, mêlée à beaucoup de custards (chimiques) ou de gélatine, ou d’autre chose. Le nom est délicieux !

Mais ces fools ne sont pas comme ceux de Shakespeare. Ils mentent, en faisant croire qu’ils sont du fruit, au lieu que dans Sh. les fous sont les seuls personnages qui disent la vérité.

Quand j’ai vu Lear ici, je me suis demandé comment le caractère intolérablement tragique de ces fous n’avait pas sauté aux yeux des gens (y compris les miens) depuis longtemps. Leur tragique ne consiste pas dans les choses sentimentales qu’on dit parfois à leur sujet ; mais en ceci :

En ce monde, seuls des êtres tombés au dernier degré de l’humiliation, loin au-dessous de la mendicité, non seulement sans considération sociale, mais regardés par tous comme dépourvus de la première dignité humaine, la raison — seuls ceux-là ont en fait la possibilité de dire la vérité. Tous les autres mentent.

Dans Lear, c’est frappant. Même Kent et Cordelia atténuent, mitigent, adoucissent, voilent la vérité, lou-