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L’observation de Créon est parfaitement raisonnable : « Mais jamais un ennemi, même après qu’il est mort, n’est un ami. » Mais la petite niaise répond : « Je suis née pour avoir part, non à la haine, mais à l’amour. »

Créon alors, de plus en plus raisonnable : « Va donc dans l’autre monde, et puisqu’il faut que tu aimes, aime ceux qui demeurent là-bas. »

En effet, c’était bien là sa vraie place. Car la loi non écrite à laquelle obéissait cette petite fille, bien loin d’avoir quoi que ce fût de commun avec aucun droit ni avec rien de naturel, n’était pas autre chose que l’amour extrême, absurde, qui a poussé le Christ sur la Croix.

La Justice, compagne des divinités de l’autre monde, prescrit cet excès d’amour. Aucun droit ne le prescrirait. Le droit n’a pas de lien direct avec l’amour.

Comme la notion de droit est étrangère à l’esprit grec, elle est étrangère aussi à l’inspiration chrétienne, là où elle est pure, non mélangée d’héritage romain, ou hébraïque, ou aristotélicien. On n’imagine pas saint François d’Assise parlant de droit.

Si l’on dit à quelqu’un qui soit capable d’entendre : « Ce que vous me faites n’est pas juste », on peut frapper et éveiller à la source l’esprit d’attention et d’amour. Il n’en est pas de même de paroles comme : « J’ai le droit de… », « Vous n’avez pas le droit de… » ; elles enferment une guerre latente et éveillent un esprit de guerre. La notion de droit, mise au centre des conflits sociaux, y rend impossible de part et d’autre toute nuance de charité.

Il est impossible, lorsqu’on en fait un usage presque exclusif, de garder le regard fixé sur le vrai problème. Un paysan sur qui un acheteur, dans un marché, fait indiscrètement pression pour l’amener à vendre ses œufs à un prix modéré, peut très bien répondre : « J’ai le droit de garder mes œufs si on ne m’offre pas