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il est vrai, à ceux qu’elle subjugue d’autre droit que celui d’obéir. La Rome antique aussi.

Louer la Rome antique de nous avoir légué la notion de droit est singulièrement scandaleux. Car si on veut examiner chez elle ce qu’était cette notion dans son berceau, afin d’en discerner l’espèce, on voit que la propriété était définie par le droit d’user et d’abuser. Et en fait la plupart de ces choses dont tout propriétaire avait le droit d’user et d’abuser étaient des êtres humains.

Les Grecs n’avaient pas la notion de droit. Ils n’avaient pas de mots pour l’exprimer. Ils se contentaient du nom de la justice.

C’est par une singulière confusion qu’on a pu assimiler la loi non écrite d’Antigone au droit naturel. Aux yeux de Créon, il n’y avait dans ce que faisait Antigone absolument rien de naturel. Il la jugeait folle.

Ce n’est pas nous qui pourrions lui donner tort, nous qui, en ce moment, pensons, parlons et agissons exactement comme lui. On peut le vérifier en se reportant au texte.

Antigone dit à Créon : « Ce n’est pas Zeus qui avait publié cette ordonnance ; ce n’est pas la compagne des divinités de l’autre monde, la Justice, qui a établi de pareilles lois parmi les hommes. » Créon essaie de la convaincre que ses ordres étaient justes ; il l’accuse d’avoir outragé un de ses frères en honorant l’autre, puisque ainsi le même honneur a été accordé à l’impie et au fidèle, à celui qui est mort en essayant de détruire sa propre patrie et à celui qui est mort pour la défendre.

Elle dit : « Néanmoins l’autre monde demande des lois égales. » Il objecte avec bon sens : « Mais il n’y a pas de partage égal pour le brave et le traître. » Elle ne trouve que cette réponse absurde : « Qui sait si dans l’autre monde cela est légitime ? »