Page:Weil - Écrits de Londres et dernières lettres, 1957.djvu/35

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on se le proposait en 1789, il faut chérir et réchauffer avec un tendre respect la croissance du génie ; car seuls les héros réellement purs, les saints et les génies peuvent être un secours pour les malheureux. Entre les deux, les gens de talent, d’intelligence, d’énergie, de caractère, de forte personnalité, font écran et empêchent le secours. Il ne faut faire aucun mal à l’écran, mais il faut le mettre doucement de côté, en tâchant qu’il s’en aperçoive le moins possible. Et il faut casser l’écran beaucoup plus dangereux du collectif, en supprimant toute la part de nos institutions et de nos mœurs où habite une forme quelconque de l’esprit de parti. Ni les personnalités ni les partis n’accordent jamais audience soit à la vérité soit au malheur.


Il y a alliance naturelle entre la vérité et le malheur, parce que l’une et l’autre sont des suppliants muets, éternellement condamnés à demeurer sans voix devant nous.

Comme un vagabond, accusé en correctionnelle d’avoir pris une carotte dans un champ, se tient debout devant le juge, qui, commodément assis, enfile élégamment questions, commentaires et plaisanteries, tandis que l’autre ne parvient pas même à balbutier ; ainsi se tient la vérité devant une intelligence occupée à aligner élégamment des opinions.

Le langage, même chez l’homme qui en apparence se tait, est toujours ce qui formule les opinions. La faculté naturelle qu’on nomme intelligence est relative aux opinions et au langage. Le langage énonce des relations. Mais il en énonce peu, parce qu’il se déroule dans le temps. S’il est confus, vague, peu rigoureux, sans ordre, si l’esprit qui l’émet ou qui l’écoute a une faible capacité de garder une pensée présente à l’esprit, il est vide ou presque vide de tout contenu réel de relations. S’il est parfaitement clair, précis, rigoureux, ordonné ; s’il s’adresse à un esprit