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cri toujours poussé dans le silence : « Pourquoi me fait-on du mal ? »

Ils ne doivent pas compter pour cela sur les hommes de talent, les personnalités, les célébrités, ni même sur les hommes de génie au sens où l’on emploie d’ordinaire le mot génie, dont on confond l’usage avec celui du mot talent. Ils ne peuvent compter que sur les génies de tout premier ordre, le poète de l’Iliade, Eschyle, Sophocle, Shakespeare tel qu’il était quand il écrivit Lear, Racine tel qu’il était quand il écrivit Phèdre. Cela ne fait pas un grand nombre.

Mais il y a quantité d’êtres humains, qui, étant mal ou médiocrement doués par la nature, paraissent infiniment inférieurs non seulement à Homère, Eschyle, Sophocle, Shakespeare, Racine, mais aussi à Virgile, Corneille, Hugo ; et qui cependant vivent dans le royaume des biens impersonnels où ces derniers n’ont pas pénétré.

Un idiot de village, au sens littéral du mot, qui aime réellement la vérité, quand même il n’émettrait jamais que des balbutiements, est par la pensée infiniment supérieur à Aristote. Il est infiniment plus proche de Platon qu’Aristote ne l’a jamais été. Il a du génie, au lieu qu’à Aristote le mot de talent convient seul. Si une fée venait lui proposer de changer son sort contre une destinée analogue à celle d’Aristote, la sagesse pour lui serait de refuser sans hésitation. Mais il n’en sait rien. Personne ne le lui dit. Tout le monde lui dit le contraire. Il faut le lui dire. Il faut encourager les idiots, les gens sans talent, les gens de talent médiocre ou à peine mieux que moyen, qui ont du génie. Il n’y a pas à craindre de les rendre orgueilleux. L’amour de la vérité est toujours accompagné d’humilité. Le génie réel n’est pas autre chose que la vertu surnaturelle d’humilité dans le domaine de la pensée.

Au lieu d’encourager la floraison des talents, comme