Page:Weil - Écrits de Londres et dernières lettres, 1957.djvu/37

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contre la muraille jusqu’à l’évanouissement ; s’éveillera, regardera la muraille avec crainte, puis un jour recommencera et s’évanouira de nouveau ; et ainsi de suite, sans fin, sans aucune espérance. Un jour il s’éveillera de l’autre côté du mur.

Il est peut-être encore captif, dans un cadre seulement plus spacieux. Qu’importe ? Il possède désormais la clef, le secret qui fait tomber tous les murs. Il est au-delà de ce que les hommes nomment intelligence, il est là où commence la sagesse.

Tout esprit enfermé par le langage est capable seulement d’opinions. Tout esprit devenu capable de saisir des pensées inexprimables à cause de la multitude des rapports qui s’y combinent, quoique plus rigoureuses et plus lumineuses que ce qu’exprime le langage le plus précis, tout esprit parvenu à ce point séjourne déjà dans la vérité. La certitude et la foi sans ombre lui appartiennent. Et il importe peu qu’il ait eu à l’origine peu ou beaucoup d’intelligence, qu’il ait été dans une cellule étroite ou large. Ce qui importe seul, c’est qu’étant arrivé au bout de sa propre intelligence, quelle qu’elle pût être, il soit passé au-delà. Un idiot de village est aussi proche de la vérité qu’un enfant prodige. L’un et l’autre en sont séparés seulement par une muraille. On n’entre pas dans la vérité sans avoir passé à travers son propre anéantissement ; sans avoir séjourné longtemps dans un état d’extrême et totale humiliation.

C’est le même obstacle qui s’oppose à la connaissance du malheur. Comme la vérité est autre chose que l’opinion, le malheur est autre chose que la souffrance. Le malheur est un mécanisme à broyer l’âme ; l’homme qui y est pris est comme un ouvrier happé par les dents d’une machine. Ce n’est plus qu’une chose déchirée et sanguinolente.

Le degré et la nature de la souffrance qui constitue au sens propre un malheur diffèrent beaucoup selon les