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êtres humains. Cela dépend surtout de la quantité d’énergie vitale possédée au point initial et de l’attitude adoptée devant la souffrance.

La pensée humaine ne peut pas reconnaître la réalité du malheur. Si quelqu’un reconnaît la réalité du malheur, il doit se dire : « Un jeu de circonstances que je ne contrôle pas peut m’enlever n’importe quoi à n’importe quel instant, y compris toutes ces choses qui sont tellement à moi que je les considère comme étant moi-même. Il n’y a rien en moi que je ne puisse perdre. Un hasard peut n’importe quand abolir ce que je suis et mettre à la place n’importe quoi de vil et de méprisable. »

Penser cela avec toute l’âme, c’est éprouver le néant. C’est l’état d’extrême et totale humiliation qui est aussi la condition du passage dans la vérité. C’est une mort de l’âme. C’est pourquoi le spectacle du malheur nu cause à l’âme la même rétraction que la proximité de la mort cause à la chair.

On pense aux morts avec piété quand on les évoque seulement avec l’esprit, ou quand on va sur des tombes, ou quand on les voit convenablement disposés sur un lit. Mais la vue de certains cadavres qui sont comme jetés sur un champ de bataille, avec un aspect à la fois sinistre et grotesque, cause de l’horreur. La mort apparaît nue, non habillée, et la chair frémit.

Le malheur, quand la distance ou matérielle ou morale permet de le voir seulement d’une manière vague, confuse, sans le distinguer de la simple souffrance, inspire aux âmes généreuses une tendre pitié. Mais quand un jeu quelconque de circonstances fait que soudain quelque part il se trouve révélé à nu, comme étant quelque chose qui détruit, une mutilation ou une lèpre de l’âme, on frémit et on recule. Et les malheureux eux-mêmes éprouvent le même frémissement d’horreur devant eux-mêmes.

Écouter quelqu’un, c’est se mettre à sa place pen-